Y a-t-il des limites au droit légitime de douter ?
L’idée même du doute, inséparable à toute entreprise philosophique, depuis Socrate à Descartes, en passant par les sceptiques, hante nos habitudes et incite à nous remettre perpétuellement en question. Qu’il s’agisse du parieur de Casino qui hésite avant de doubler sa mise, de l’entrepreneur agricole du Finistère qui face aux risques d’explosion systémique de l’économie mondiale s’interroge sur le sort de son exploitation ou de tout homme raisonnable qui doit se décider à un moment donné, il faut parfois faute d’une apaisante certitude, affronter le doute. S’il est vrai que traditionnellement le doute est perçu comme une attitude philosophique par excellence, il n’en demeure pas moins une expérience quotidienne, qui par définition ne saurait échapper à l’emprise du droit. Ainsi, l’on pourrait par exemple lire sur certains panonceaux cette fameuse maxime devenue une pièce maîtresse de notre ordre judiciaire : « in dubito te abstine » ! En effet, comme le juge qui dans l’incertitude devrait accorder le bénéfice à l’accusé, comme dans le domaine psychédélique et lunatique du marché de l’art où le doute sur l’authenticité d’une œuvre d’art peut entrainer la nullité du contrat, le droit fiscal est un terrain de prédilection au doute.
Trop souvent, l’on s’emploiera à rechercher la place qu’évoque le sentiment dubitatif dans la sphère fiscale par le chemin de la sémantique. Ainsi, le régime des créances dites « douteuses » en matière de provision ou le dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et la corruption, qui instaure une véritable obligation de déclaration « du doute », ou plus exactement une déclaration de soupçon en cas de fraude fiscale sont autant de situations dans lesquelles le doute s’exprime dans le domaine de l’impôt. Pour autant, celles-ci se singularisent par une sorte d’éparpillement normatif aussi complexe que confus qui serait difficile à rassembler pour en dégager un ensemble de règles cohérentes et homogènes. Mais, ne nous méprenons pas ! Quel que soit son degré de dissémination, l’expression du doute finira toujours par se faire reconnaitre, dès lors qu’elle se serait parée de ses plus beaux attributs, ceux de la quête perpétuelle de vérité. Même si la terminologie utilisée est ici toute différente, il faudrait s’accorder à admettre que la norme probatoire est l’expression la plus achevée de la transposition du concept du doute dans le système fiscal. C’est ce que Christophe De La Mardière montre bien d’ailleurs dans son ouvrage de référence « la preuve en droit fiscal »1, que nous n’avons pas l’intention de reproduire. On rappellera simplement au passage que, parce qu’elle consiste à établir la réalité d’un fait, la preuve poursuit inlassablement la recherche de la vérité juridique.
Or, celle-ci ne répond pas dans bien des cas aux mêmes impératifs qu’impose la vérité fiscale, dont l’une des vocations principales est de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales. C’est pourquoi, en dépit du sacro-saint principe qui veut que dans le cadre d’une procédure contradictoire la charge de la preuve incombe à l’administration fiscale, dans des situations où il subodore l’existence de fraude ou d’évasion fiscale, le législateur n’a pas rechigné à poser des présomptions à la charge du contribuable qui se devra d’apporter, pour y échapper, des éléments de preuve suffisamment concluants. C’est notamment les hypothèses des présomptions édictées par les dispositions relatives à la distribution des sommes mises à la disposition des associés à titre d’avances, de prêts ou d’acomptes, par l’article 155 A du CGI, par l’alinéa 3 de l’article 1649 A du CGI, ou par les transferts indirects de bénéfices à l’étranger de l’article 57 du CGI. A cet égard, Gianmarco Monsellato2 démontre de façon éclairante qu’en matière de prix de transfert, le doute ne profite presque jamais au présumé-fraudeur. Dans ce domaine de la fiscalité internationale, tout se passe comme si la culpabilité du contribuable était déjà clamée, avant même qu’il ne puisse établir que les prix fixés lors de ses transactions intragroupe sont bien conformes à l’étalon de mesure qu’est le principe de pleine concurrence.
Bref ! Loin est l’idée de revenir sur cette thèse brillamment défendue. Elle donne néanmoins l’opportunité de recentrer la question posée plus haut, à savoir : dans le cadre des rémunérations des flux intragroupe, le droit de douter peut-il avoir des limites ?
Les divergences de vue, tant conceptuelles que méthodologiques, entre les entreprises multinationales et les autorités fiscales, dans l’évaluation du prix d’une transaction entre deux entreprises appartenant au même groupe, mais situées sur des territoires différents, sont légions aujourd’hui. L’idée même de contrôle des prix de transfert semble désormais bien encrée dans les mentalités et intégrée dans les contraintes opérationnelles des opérateurs économiques. Par conséquent, le propos ici n’est pas de revenir sur les débats surannés visant à s’interroger sur la pertinence des supposées manipulations de prix ou le caractère présumé agressif de certaines administrations fiscales. Tant qu’il y aura des frontières fiscales et des Etats soucieux de la préservation de leur souveraineté, la question se posera presque toujours, en dépit des efforts conventionnels ou institutionnels pour l’encadrer à sa proportion la plus raisonnable.
Cependant, là où réside le paradoxe, c’est lorsque le champ de bataille de la guerre fiscale que se livrent les Etats, par le biais des prix de transfert, se déroule au sein de la même Union des Etats et partageant un marché commun. Dans quelle mesure l’intégration économique, au sens large du terme, des Etats membres de l’Union pourrait constituer une limitation à la sempiternelle remise en cause des pratiques de prix de transfert par les groupes multinationaux ?
C’est par une directive du 16 mars 2011 que la Commission européenne apporte de façon claire et précise des éléments de réponses à la question, en adoptant la proposition d’une Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés, « A.C.C.I.S ». L’ACCIS3 demeure à l’heure actuelle incontestablement le projet le plus ambitieux jamais réalisé dans le domaine de la fiscalité directe. Son aboutissement n’a pour autant pas été aussi aisé. Tiraillé entre doute et espoir, il a fallu près de cinq décennies4 aux techniciens de l’Union pour en arriver à une certitude : la nécessité pour les 27 Etats membres d’avoir un ensemble unique de corps de règles pour les entreprises exerçant des activités au sein de l’Union, sur la base d’une consolidation transfrontalière des bénéfices et des pertes des membres du groupe.
Les avantages sont nombreux et portent notamment sur la lutte contre la concurrence dommageable des Etats, la réduction des coûts de mise en conformité auxquels sont soumises les entreprises multinationales, la prévention des situations de double imposition ou de surimposition, ainsi que la complexité de gestion administrative pour les Etats. Cependant, c’est en matière de prix de transfert que les enjeux sont les plus importants. En ce sens que l’ACCIS vise à éliminer les possibilités d’arbitrage entre entreprises associées ou résultant de transactions intragroupe. En effet, l’établissement d’une assiette consolidée implique, par essence, de neutraliser les flux à l’intérieur d’un groupe multinational, conformément aux dispositions des articles 59 et 60 de la directive. Pour ce faire, les groupes doivent se doter d’une « méthode uniforme et convenablement documentée », qui ne peut changer que « pour des motifs économiquement valables », destinés à permettre l’enregistrement des transactions intragroupe. « La méthode d’enregistrement […] permet l’identification de tous les transferts et ventes intragroupe pour leur coût de revient ». Dans la mesure où il reste possible d’opérer des neutralisations, la tentation peut être forte de céder des immobilisations, telles que des biens immobiliers, en exonération d’impôt puis de vendre la société qui les a acquises. L’article 75 de la Proposition de directive vient prévenir ce type de schéma.
De même, les articles 78 et 79 régissent les relations avec les « entreprises associées », c’est-à-dire lorsqu’une contribuable soumise à l’ACCIS « participe directement ou indirectement à la gestion, au contrôle ou au capital » d’une autre société n’appartenant pas au même groupe. Dans ce cas, la directive considère que « les revenus qui auraient été perçus » par la société soumise à l’ACCIS mais n’ont pu l’être, du fait de l’association des deux entreprises, sont « inclus dans les revenus de cette contribuable et imposés en conséquence ». C’est l’équivalent de l’article 57 du CGI, pierre angulaire du dispositif français de contrôle des prix de transfert.
Afin de favoriser la sécurité fiscale entre les acteurs économiques, le texte de la directive prévoit également un mécanisme de rescrit. Aux termes de l’article 119 « une contribuable peut demander l’avis de l’autorité compétente5 […] concernant l’application de la présente directive à une transaction spécifique ». Il ajoute que, « pour autant que toutes les informations pertinentes, concernant la transaction prévue […] aient été divulguées, l’avis rendu par l’autorité compétente a une nature contraignante pour elle, sauf si les tribunaux de l’Etat de l’autorité fiscale principale en décident autrement par la suite ».
Cette avancée significative en matière des prix de transfert est salutaire, dans la mesure où la grande disparité des exigences imposées par les Etats membres aux entreprises multinationales apparait souvent comme une entrave à la construction du marché intérieur et ne semble pas en mesure de limiter efficacement les transferts indirects injustifiés de bénéfices. Là encore, pour y arriver il a fallu briser « la loi de l’Omertà » et faire comprendre aux Etats la nécessité d’encadrer les politiques de prix de transfert. Ainsi, le Conseil de l’UE a mis en place en 2001 un forum sur les prix de transfert, dont la vocation est de travailler à l’amélioration de la Convention d’arbitrage relative au règlement des différends en matière de prix de transfert, entrée en vigueur en 1995. Le Conseil de l’UE a adopté dès le 27 juin 2006 un Code de bonne conduite relatif à la documentation des prix de transfert pour les entreprises associées au sein de l’Union Européenne, visant la documentation que ces entreprises doivent fournir aux autorités fiscales au sujet de la méthode de fixation des prix de transfert qu’elles utilisent pour leurs transactions intragroupe. Toutefois, en raison du caractère non contraignant des recommandations de ce Code, certains Etats ont trouvé l’occasion de s’en exonérer, le privant d’une bonne part de son efficacité.
C’est pourquoi, les efforts de la Commission européenne en faveur de l’ACCIS devraient être renforcés afin d’aboutir à des mesures contraignantes pour les Etats membres et les entreprises qui auront fait le choix d’y participer. Il est cependant vrai que les espoirs suscités dès les premières heures de la proposition de directive semblent avoir réellement pris un coup, compte tenu de la réticence de certains Etats qui n’ont pas hésité à lui réserver un accueil des moins chaleureux, au risque de l’hypothéquer dans son existence même. Dans un domaine comme celui de la Fiscalité où les décisions sont prises à l’unanimité des Etats membres, on pourrait se douter qu’un projet aussi ambitieux que celui de l’ACCIS rencontrerait de sérieux obstacles politiques au niveau des Etats membres, quand bien même et de façon paradoxale, ils ont dans leur ensemble « joué le jeu » du travail technique jusque-là. Il n’y a cependant pas lieu de s’en offusquer d’autant plus que même si la porte d’une ACCIS à 27 se refermait, assurément une autre, au moins à 9, s’ouvrirait dans le cadre de la procédure de coopération renforcée, qui permettrait qu’un groupe d’Etats membres désireux d’aller de l’avant puisse appliquer ce texte, les autres, restant à l’écart.