X Holding BV : les limites de la liberté d’établissement en matière de fiscalité des groupes

X Holding BV (CJUE, 25 février 2010, aff. C-337/08) marque indéniablement les limites que la Cour Justice de l’Union Européenne (CJUE) veut donner au droit communautaire en matière de fiscalité directe, et des groupes en particulier. En effet, les développements de la Cour, qui s’appuient pour beaucoup sur ceux de son Avocat Général, se révèlent très instructifs sur de nombreux aspects au premier rang desquels il faut citer la triade composant le fil traditionnel du raisonnement de la Cour : la comparabilité des situations, les justifications et la proportionnalité.

La situation factuelle était des plus simples : X Holding BV, société établie aux Pays-Bas, détient 100% de F NV, société établie en Belgique ne disposant pas d’établissement stable (ES) en Hollande. Ces deux sociétés ont demandé à former une entité unique sur le plan fiscal (régime dit de l’entité fiscale). La législation néerlandaise prévoit en effet que les sociétés assujetties à l’impôt aux Pays-Bas, peuvent former un groupe fiscal avec pour seule redevable de l’impôt sur l’ensemble des activités et actifs sur le territoire hollandais la société-mère (qui détient la ou les autres sociétés à 95% au moins). Cette demande a été rejetée au motif que F NV n’est pas assujettie à l’impôt aux Pays-Bas.

X Holding BV estime que ce refus est une restriction à son exercice de la liberté d’établissement conférée par le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE, article 49 et suivants ; anciennement article 43 et suivants du TCE), dès lors que l’avantage conféré par le régime néerlandais (consolidation des résultats des entités du groupe au niveau de la société-mère et neutralisation des opérations intragroupe) est refusé à une société-mère car sa filiale est située dans un autre Etat membre (EM).

Cependant, si la CJUE reconnait dans ce refus l’existence d’une restriction (exercée à l’encontre des sociétés-mères néerlandaises ayant des filiales à l’étranger), elle estime que cette discrimination n’est pas contraire à la liberté d’établissement, ou plutôt qu’elle se trouve être justifiée.

Afin de comprendre cette solution, il est nécessaire d’avoir à l’esprit deux éléments du contexte législatif néerlandais :

  • Les Pays-Bas autorisent que les bénéfices d’ES étrangers de sociétés néerlandaises soient additionnés à l’assiette imposable du siège principal néerlandais. Parallèlement, ils sont exonérés d’impôt dans la mesure où un montant correspondant à l’impôt national sur les sociétés au titre de ces bénéfices est déduit de la dette fiscale de la société nationale. Si l’ES étranger dégage une perte qui vient diminuer l’assiette imposable néerlandaise, un système de récupération s’applique de telle sorte que les bénéfices ultérieurs de l’ES ne seront exonérés que lorsqu’ils dépasseront les pertes antérieurement déduites ;
  • La convention fiscale entre les Pays-Bas et la Belgique prévoit que les entreprises résidentes de l’un des deux Etats ne sont imposables que dans cet Etat, sauf présence d’un ES dans l’autre Etat. Dans cette hypothèse, les résultats de cet ES sont également imposables dans l’Etat d’implantation. Lorsque l’Etat du siège principal est les Pays-Bas, la convention fiscale conduit à l’exonération de ces éléments de revenu en accordant une réduction de leur imposition conformément aux dispositions ci-avant exposées.

La comparabilité des situations nationale et transfrontière à l’aune de l’objectif poursuivi par les dispositions nationales en cause

Il est important de souligner combien la Cour a elle-même insisté sur le point de la comparabilité. En effet, elle énonce que « la comparabilité d’une situation communautaire avec une situation interne doit être examinée en tenant compte de l’objectif poursuivi par les dispositions nationales en cause » et d’ajouter que si en fiscalité la résidence est un facteur pouvant justifier l’application de règles nationales engendrant une différence de traitement entre résidents et non-résidents « il n’en va, toutefois, pas toujours ainsi. En effet, admettre que l’État membre d’établissement puisse dans tous les cas appliquer un traitement différent en raison du seul fait que le siège d’une société est situé dans un autre État membre viderait » la liberté d’établissement du TFUE de son contenu(1). Et de conclure, sur ce point, que les situations nationale et transfrontière sont, au regard de l’objectif du régime fiscal en cause, objectivement comparables « pour autant que l’une et l’autre cherchent à bénéficier des avantages de ce régime » (2). Ainsi, la différence de traitement restrictive de l’exercice de la liberté d’établissement est confirmée par la comparabilité entre un groupe national et un groupe comportant des entités non-résidentes.

Cette position de la Cour est assez rassurante (même si la conclusion finale de l’arrêt peut décevoir quelques contribuables) dès lors que la Cour, et son Avocat Général, Mme Juliane Kokott, dans ses conclusions du 19 novembre 2009, n’admettent pas par principe que résidents et non-résidents ne sont pas dans une situation comparable. Ce faisant, l’Avocat Général ne se réfère pas du tout à l’arrêt Truck Center (CJCE, 22 décembre 2008, aff. C-282/07) dans ses conclusions, affaire où ce même Avocat Général, suivi par la Cour, avait énoncé que « la situation des résidents et celle des non-résidents ne sont, en règle générale, pas comparables » (3).

Etablissement stable et société : ou la portée différente du droit d’imposer de l’Etat d’origine et de l’Etat d’accueil engendre source de non-comparabilité justifiée et proportionnée

Cependant, un autre point de comparabilité est mis en avant plus loin dans l’arrêt. Il n’est plus question alors de déterminer si la restriction est avérée mais de savoir si la justification avancée est proportionnée à la réalisation de l’objectif visé par la justification : la répartition du pouvoir d’imposition.

La tentative d’assimilation des sociétés étrangères aux établissements stables étrangers dans le cadre d’une intégration fiscale

Ainsi, tel qu’il l’a été mentionné ci-dessus, la législation néerlandaise offre un traitement plus favorable aux ES étrangers de sociétés néerlandaises puisqu’ils ont la possibilité d’imputer leurs pertes au siège principal (avec un système de récupération quand l’ES redevient bénéficiaire). De là, X Holding BV et la Commission avancent que puisque dans le cadre du régime de l’entité fiscale les sociétés (résidentes) sont assimilés à des ES (résidents), alors, par analogie, les sociétés non-résidentes dans le cadre d’une entité fiscale transfrontière doivent être assimilées à des ES étrangers, et ainsi bénéficier du régime de déduction temporaire des pertes. X Holding BV, soutenue par la Commission, avance en outre que permettre l’application de ce dispositif constituerait une solution moins contraignante que le refus de constituer une entité fiscale avec des filiales étrangères.

Il faut souligner la subtilité du raisonnement avancé et surtout le poids de celui-ci à la suite de l’affaire Papillon (CJCE, 27 novembre 2008, aff. C-418/07). En effet, dans cette dernière affaire, la Cour a jugé que le régime français d’intégration fiscale (très proche de celui des Pays-Bas) a pour objectif d’ « assimiler le plus possible à une entreprise ayant plusieurs établissements le groupe constitué par une société mère avec ses filiales et ses sous-filiales, en permettant de consolider les résultats de chaque société » (4). Avec cet élément en tête, l’assimilation revendiquée par X Holding BV et la Commission prenait une envergure particulière. C’était cependant oublier que dans l’affaire Papillon, il était question de l’intégration de sous-filiales résidentes par le recours à une chaîne de participation comprenant des filiales étrangères, sans pour autant vouloir intégrer ces dernières.

Ainsi, s’il était pertinent au regard de la jurisprudence Papillon d’appeler à comparer les filiales étrangères avec les ES étrangers, en invoquant qu’en raison du régime de l’entité fiscale les deux formes d’établissement sont fiscalement confondues, cela occultait néanmoins un point qui se révélera crucial dans le raisonnement de la Cour et de l’Avocat Général : les dispositions de la convention fiscale entre les Pays-Bas et la Belgique.

La différence entre société et établissement induite par la convention fiscale

Pour l’Avocat Général le régime de déduction temporaire avec récupération « pourrait […] constituer un moyen moins contraignant que l’exclusion totale du transfert des pertes. Cela sera le cas si un tel dispositif entrave moins la liberté d’établissement, mais tient encore adéquatement compte de la répartition du pouvoir d’imposition. » Elle rappelle également que dans l’affaire Lidl Belgium (CJCE, 15 mai 2008, aff. C-414/06), la Cour a déjà énoncé que, pour éviter un désavantage de trésorerie, il n’était pas nécessaire d’appliquer un tel système. Si un EM décide d’octroyer des dispositions avantageuses aux ES étrangers, alors même qu’il n’est pas tenu de le faire en vertu de la liberté d’établissement, cela « ne signifie pas qu’il doive étendre cet avantage aux filiales étrangères » car la comparabilité entre un ES étranger et une filiale étrangère fait défaut « en ce qui concerne la répartition du pouvoir d’imposition » (5).

En effet, il faut tout d’abord distinguer la compétence fiscale d’un Etat du fait du siège qu’une entreprise y possède, qui induit une imposition sur ses revenus mondiaux, de celle en vertu de l’activité économique de cette entreprise, qui n’induit qu’une imposition limitée aux revenus générés sur ce territoire. De plus, une société filiale, dotée de la personnalité morale indépendante de celle de la société-mère, est intégralement assujettie à l’impôt dans l’Etat où elle a son siège, sans que celui de la société-mère puisse imposer les bénéfices qui ne sont pas distribués. En revanche, un établissement stable n’a pas de personnalité morale autonome, « ses bénéfices sont assimilés à des bénéfices de la société qui l’entretient et sont intégralement imposables au siège principal de cette société » avec un droit d’imposition par l’Etat de l’ES limité à ces bénéfices. (6)

En l’espèce, la convention fiscale entre la Belgique et les Pays-Bas prévoit une répartition du pouvoir d’imposition qui reflète cette différence et qui, pour éviter la double imposition, prévoit également que l’Etat du siège principal exempte « ces éléments de revenu de l’impôt ». Pour autant, selon l’Avocat Général, la compétence de l’Etat du siège n’est que mise en retrait afin d’éviter la double imposition et continue « d’exister de manière latente ». Cette compétence latente est fondamentale quand elle en vient à comparer la situation de filiales et d’ES à l’étranger. En effet, en adoptant un point de vue purement juridique, par le biais d’une filiale, « la société mère quitte pour ainsi dire le domaine de la compétence fiscale de l’Etat de son siège » pour soumettre à une obligation fiscale intégrale cette filiale dans son Etat d’accueil. En revanche, avec un établissement stable, « l’entreprise se soumet » à la compétence fiscale de l’Etat d’accueil « sans toutefois totalement soustraire cette partie de l’entreprise à la compétence fiscale de l’Etat d’origine ». En conséquence, si les règles applicables aux ES étrangers l’étaient aussi par analogie aux filiales étrangères, cela conduirait à étendre la compétence fiscale de l’Etat du siège de la société-mère. Même si elle n’est que temporaire, la compensation des pertes de la filiale étrangère avec le résultat de la société-mère affecterait le droit de son EM d’établissement d’imposer ses bénéfices et serait « contraire à l’idée de l’imposition symétrique des bénéfices et des pertes » (7).

Obligations de l’Etat d’accueil et de l’Etat d’origine et principe de symétrie

Cette argumentation est d’un grand intérêt. En effet, au regard de l’objectif poursuivi par la législation en cause la comparabilité permet de confirmer l’existence d’une différence de traitement restrictive. Il est constant que l’objectif de la législation de l’entité fiscale est de fournir un avantage fiscal et, comme l’a dit la Cour dans l’affaire Papillon, d’assimiler un groupe de sociétés à une entreprise composée de plusieurs établissements. Il s’agit donc d’adopter une vision économique du groupe et non pas juridique. Mais, alors que la Cour et l’Avocat Général rejettent cette vision juridique pour déterminer la différence de traitement, elle est particulièrement mise en avant pour justifier la restriction constatée au regard de l’ « objectif invoqué » par ladite restriction (la répartition du pouvoir d’imposition) et la proportionnalité de cette restriction constatée. Cet aspect est particulièrement saillant dans le paragraphe 55 des conclusions de l’Avocat Général, où elle distingue très nettement les différences quant à la compétence fiscale des Etats en fonction qu’une entreprise s’implante dans un autre Etat par le biais d’une filiale ou d’un ES (alors même que ce régime d’intégration fiscale devrait conduire à ne plus faire cette distinction).

Il y a ainsi une « déconnexion » qui est opérée entre l’objectif visé par la législation en termes d’avantages fiscaux qu’elle tend à vouloir accorder et l’objectif de répartition du pouvoir d’imposition que cette même législation poursuit en limitant ses avantages aux seuls entités résidentes. La question est alors de savoir d’où provient cette déconnexion ? Encore une fois, seules les conclusions de l’Avocat Général permettent d’apporter un élément de réponse. En effet, au point 50 il est énoncé que les EM sont libres d’accorder des avantages aux ES étrangers, sans que la liberté d’établissement ne les y oblige pour autant. L’avantage en cause conduit l’Etat du siège principal à renoncer à une imposition immédiate des bénéfices de l’entreprise (résidente) puisqu’il autorise l’imputation des pertes de l’ES étranger. Et tant que les bénéfices ne sont pas imposés conformément au régime de récupération, « la symétrie de l’imposition des bénéfices et des pertes n’est pas garantie ». Symétrie qui serait rompue par l’extension de l’avantage aux filiales étrangères car seules les pertes de ces dernières seraient transférées, sans que l’Etat de la société-mère puisse imposer les bénéfices des filiales étrangères sans violer la répartition du pouvoir d’imposition qui résulte tant de la convention fiscale que de ses règles internes de territorialité de l’impôt.

C’est dans ces conditions que l’Avocat Général énonce que les ES étrangers doivent être comparés avec les ES nationaux et les filiales étrangères avec celles nationales (8) et la Cour d’ajouter que l’Etat d’origine est « libre de déterminer les conditions et le niveau d’imposition des différentes formes d’établissement des sociétés nationales opérant à l’étranger, sous réserve de leur accorder un traitement qui ne soit pas discriminatoire par rapport aux établissements nationaux comparables » (9). Car, comme le précise l’Avocat Général, seul l’EM d’accueil est tenu de ne « pas traiter ces formes d’établissement différemment lors du prélèvement de l’impôt » et ce dès lors qu’en tant qu’Etat d’accueil il « soumet à l’impôt toute activité économique exercée sur son territoire, que celle-ci soit exercée par une filiale (contribuable résident) ou par un établissement stable ayant son siège (principal) dans un autre État membre (contribuable non résident) » (10).

Ainsi, pour la CJUE l’Etat d’origine, ici les Pays-Bas, ne crée pas de discrimination à l’encontre des établissements étrangers de sociétés nationales par rapports à des établissements qui seraient résidents dès lors que ces résidents et ces non-résidents ne sont pas dans une situation comparable au regard de la répartition du pouvoir d’imposition, justification dont la portée prend ici une ampleur toute particulière.

La répartition du pouvoir d’imposition, unique raison impérieuse d’intérêt général

La répartition équilibrée du pouvoir d’imposition est une cause de justification apparue pour la première fois, dans le domaine de la fiscalité, au cours de l’affaire Marks & Spencer (CJCE 13 décembre 2005, aff. C-446/03). La CJUE l’avait alors admise en lien avec deux autres éléments de justification qui étaient la prévention du risque d’évasion fiscale et le risque de double emploi des pertes. Assez rapidement cependant, la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition acquit une certaine autonomie. Dans l’arrêt Oy AA (CJCE 18 juillet 2007, aff. C-231/05) tout d’abord, où la Cour l’admit alors que le risque de double emploi des pertes n’était pas caractérisé, puis dans l’affaire Lidl Belgium où la prévention du risque d’évasion fiscale n’avait pas été invoquée.

En tant que telle, la Cour a défini qu’une atteinte à la répartition du pouvoir d’imposition des EM était avérée dès lors que les sociétés ont la « faculté d’opter pour la prise en compte de leurs pertes dans l’État membre de leur établissement ou dans un autre État membre » (11).

Dans l’affaire X Holding BV, les EM parties à l’instance (six en plus des Pays-Bas) ont avancé que la convention fiscale entre la Hollande et la Belgique interdit à la première d’imposer les bénéfices d’une société établie chez la seconde qui seule peut les imposer (répartition du pouvoir d’imposition). X Holding BV a alors cherché à contourner cet argument en s’efforçant de démontrer une assimilation des filiales étrangères aux ES étrangers.

Or, si le régime d’intégration fiscale néerlandais permet la consolidation des résultats il n’en va pas de même de l’alternative proposée par X Holding BV. En effet, la consolidation porte aussi bien sur les résultats déficitaires que sur ceux bénéficiaires mais appliquer l’alternative reviendrait à « une prise en compte isolée des pertes au siège de la société mère » et donc à une rupture dans « le principe de la symétrie du traitement fiscal des bénéfices et des pertes » dès lors que les bénéfices ne sont pas imposables dans le chef de la société-mère (sauf distribution). Ainsi, permettre l’alternative au régime de l’entité fiscale (transfert des pertes de manière isolée et ce même s’il n’a lieu que dans un unique sens : de la filiale vers la mère) ou même permettre le régime lui-même (transfert des seuls résultats négatifs, car les Pays-Bas sont proscrits d’imposer les bénéfices de sociétés belges), reviendrait à compromettre la répartition du pouvoir d’imposition, car les sociétés auraient la faculté de choisir le lieu de prise en compte de leurs pertes, EM d’établissement ou un autre, conduisant à augmenter l’assiette imposable dans l’un et à la réduire dans l’autre à due concurrence des pertes qui y sont transférées (12). La grande liberté laissée aux contribuables dans la constitution et la dissolution des entités fiscales, permettant au groupe d’avoir cette latitude dans le choix de son lieu d’imposition.

L’atteinte à la répartition du pouvoir d’imposition entre EM est ainsi caractérisée dès lors que le régime de l’entité fiscale est étendu aux situations transfrontières, car cette extension est contraire aux dispositions de la convention fiscale entre les Pays-Bas et la Belgique.

Pour autant, cela n’implique pas que l’exclusion des filiales étrangères soit justifiée puisqu’au moins un autre élément de justification doit en principe être réuni (au choix : le risque de double emploi des pertes ou la prévention du risque d’évasion fiscale ; v. supra). Cependant, la Cour va se limiter à étudier la répartition du pouvoir d’imposition et va immédiatement ensuite passer à la proportionnalité en démontrant au regard de l’objectif de cette seule justification la non-comparabilité de la situation des filiales étrangères et de celle des ES étrangers (v. supra).

Cette autonomisation complète de la répartition du pouvoir d’imposition est l’élément qui devrait être le plus de nature à inquiéter. Comment expliquer cette position de la Cour ? Là encore, les conclusions de l’Avocat Général sont particulièrement éclairantes dès lors qu’elles examinent les deux autres éléments de justification.

En ce qui concerne le risque de double emploi des pertes, les gouvernements argumentent en faveur de la reconnaissance de ce risque (en cas d’intégration fiscale en Belgique, de possibilité d’un transfert à un tiers ou de celle d’un report en avant ou en arrière des pertes de F), tandis que pour X Holding BV le « régime de récupération exclut que les pertes imputées dans le cadre d’une entité fiscale aux Pays-Bas puissent être utilisées plusieurs fois par le biais d’un report des pertes de la F ». La Commission précise en outre « qu’une compensation des pertes aux Pays-Bas peut être subordonnée à la preuve de que ladite perte n’a pas déjà fait l’objet d’une prise en compte dans l’Etat du siège de la filiale ». Si pour l’Avocat Général le risque est avéré et justifie l’exclusion des filiales étrangères, elle reconnaît cependant que la Commission propose une solution moins restrictive. L’EM du siège de la société-mère s’appuyant sur la directive 77/799/CE (assistance mutuelle notamment dans le domaine des impôts directs) n’aurait qu’à interroger celui du siège de la filiale afin de vérifier que la perte en cause n’a pas été prise en compte dans son chef (13).

C’est à ce moment précis que s’opère le détachement de la répartition du pouvoir d’imposition des deux autres éléments de justification. Poursuivant sur le risque de double emploi des pertes, l’Avocat Général estime en effet « qu’une prise de position définitive sur cette question n’est toutefois pas nécessaire » car « en tout état de cause, l’exclusion de la formation d’entités fiscales transfrontalières aux fins de l’imputation des pertes est justifiée afin de préserver la répartition du pouvoir d’imposition. Cette cause de justification opère même si elle n’est pas accompagnée d’un risque de double prise en compte des pertes, ou si ce risque peut être écarté d’une autre manière » (14).

Ainsi, quelles que soient les circonstances dans cette affaire, la répartition du pouvoir d’imposition suffit à justifier l’exclusion à elle seule. L’affirmation selon laquelle l’autonomie acquise par la répartition du pouvoir d’imposition se situe à ce moment précis pourrait être atténuée par la seconde phrase, où l’Avocat Général réitère ce que la Cour a déjà énoncé dans l’affaire Oy AA (le double emploi des pertes peut ne pas être présent et la justification tirée de l’affaire Marks & Spencer prospérer avec succès). Pourtant, l’analyse faite par Mme Kokott du risque d’évasion fiscale conduit à confirmer cette affirmation.

En effet, l’Avocat Général débute l’examen de cet élément de justification en rappelant que, dans ses conclusions dans l’affaire Oy AA, elle avait déjà considéré que cet élément n’était pas « un motif justificatif autonome lorsqu’il s’agit d’exclure des reports de bénéfices transfrontaliers » et d’ajouter qu’il en va de même « dans le cas de l’imputation de pertes d’une filiale étrangère lors de l’imposition de la société mère résidente ». Cette absence d’autonomie du risque d’évasion fiscale, en matière de transfert de résultat, s’explique par le fait que « si l’on entend par évasion fiscale le fait qu’une entreprise puisse librement choisir, au mépris de la répartition du pouvoir d’imposition, l’État dans lequel ses bénéfices sont imposés, cette cause de justification opère également en l’espèce » (15).

Ainsi, pour l’Avocat Général dès lors que la question porte sur des transferts de bénéfices ou de pertes, et dès lors qu’il est avéré que la répartition du pouvoir d’imposition est atteinte (augmentation de la base imposable dans un Etat et diminution à due concurrence dans un autre), alors cette atteinte emporte en elle-même un risque d’évasion fiscale.

En conséquence, si d’une part le risque de double emploi des pertes n’a pas nécessairement à être caractérisé et que d’autre part la violation de la répartition du pouvoir d’imposition induit le risque d’évasion fiscale, alors ladite répartition devient autonome. La CJUE en n’examinant pas les deux autres éléments (elle ne les cite d’ailleurs même pas), abonde complètement dans le sens de son Avocat Général.

Or, la fusion opérée par la Cour est des plus préoccupantes. Dans l’affaire Oy AA elle était déjà latente, mais la Cour avait bien pris le soin de préciser que le risque d’évasion fiscale ne pouvait être caractérisé qu’en présence d’un montage purement artificiel. Car ce ne sont que « des comportements consistant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dans le but d’éluder l’impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités réalisées sur le territoire national » qui « sont de nature à compromettre le droit des États membres d’exercer leur compétence fiscale en relation avec ces activités et à porter atteinte à une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres ». Et cette exigence de montage purement artificiel est imposée par la Cour car « les objectifs de sauvegarde de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres et de prévention de l’évasion fiscale sont liés » (16).

Alors que Oy AA constituait déjà une atteinte importante à la justification tirée de la prévention de l’évasion fiscale puisque la Cour y avait admis que la législation en cause était proportionnée à cette justification en dépit du fait qu’elle ne vise pas spécifiquement à lutter contre les montages purement artificiels (17) ; X Holding BV supprime toute portée à cette justification traditionnelle de la Cour en s’affranchissant totalement de l’exigence de montage purement artificiel.

Eléments de conclusion

L’affaire X Holding BV se révèle riche d’enseignements. Si les développements ci-dessus ont pu en montrer quelques un, notamment sur les limites actuelles de la liberté d’établissement et sur la méthode et le raisonnement de la Cour, l’arrêt s’avère être encore plus instructif sur l’avenir de la fiscalité des groupes dans l’UE.

Il ne faut en effet pas attendre une action de la part de la CJUE qui puisse permettre une consolidation transfrontière des résultats des entreprises européennes. Ainsi, seule une action législative communautaire pourra permettre d’atteindre un tel résultat. Cette action législative est en gestation depuis quelques temps déjà, il s’agit du projet ACCIS (Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt des Sociétés). La question du transfert des résultats en Europe devenant de plus en plus pressante (il suffit de voir le nombre d’affaires toujours croissant sur ce sujet devant la CJUE mais aussi et surtout devant les juridictions nationales), il serait temps que du stade de projet l’on passe à celui de réalité ! (18)

 


 

2 Ibid. §24.
5 Aff. C-337/08, X Holding BV, Conclusions de l’Avocat Général, 19 novembre 2009, §49 à 51. Parties du texte soulignées par l’auteur.
6 Ibid. §53 et 54.
8 Aff. C-337/08, X Holding BV, Conclusions de l’Avocat Général, 19 novembre 2009, §60.
10 Aff. C-337/08, X Holding BV, Conclusions de l’Avocat Général, 19 novembre 2009, §62.
12 Aff. C-337/08, X Holding BV, Conclusions de l’Avocat Général, 19 novembre 2009, §40 à 42.
13 Ibid. §64 à 69.
14 Ibid. §70. Partie du texte mise en gras par l’auteur.
15 Ibid. §71 et 72.
16 CJCE 18 juillet 2007, aff. C-231/05, Oy AA, §58 et 62.
17 Ibid. §63. Ajoutons que dans cet arrêt, il ne nous semble pas qu’un montage purement artificiel puisse être caractérisé. Cette mention du montage qui nous semble alors simplement formelle est, peut être, la raison pour laquelle la CJUE s’en affranchit à présent dans l’affaire X Holding BV. Sur la notion de montage purement artificiel v. notamment CJCE 12 septembre 2006, aff. C-196/04, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, Rec. CJCE I, p. 7995 et s.
18 Résumer l’ACCIS à une simple consolidation fiscale paneuropéenne serait extrêmement réducteur dès lors que sa mise en place permettrait, entre autre, de soulager les administrations fiscales d’un problème de plus en plus épineux, celui des prix de transfert, tout en allégeant les coûts de gestion administrative des entreprises. Pour plus d’informations sur l’ACCIS voir l’article de Michel Aujean, Comment réformer la fiscalité des sociétés pour la rendre moins sensible à la concurrence fiscale et mieux adaptée à l’économie du marché unique européen ? Le projet d’assiette commune consolidée d’imposition des sociétés et l’avenir de la fiscalité des sociétés en Europe, In. Stratégies fiscales des Etats et des entreprises : souveraineté et concurrence, 1re édition, Les Cahiers, Paris : Presse Universitaire de France (PUF), mars 2009, pp. 131 à 182.
Morgan Vail

Collaborateur de septembre 2008 à mars 2012