Adoption du nouvel « état d’urgence sanitaire » : le droit, victime collatérale du coronavirus ? Aperçu des incidences sectorielles du nouveau régime.

A l’heure où le COVID-19 régit d’une main de maître l’emploi du temps général, le « juridique » est en pleine réflexion pour tenter de suivre le mouvement. Les problématiques principalement liées à la probable suspension ou interruption des délais doivent encore être clarifiées par le Gouvernement. Lors des manifestations étudiantes de 1968, la loi du 31 juillet 1968 avait permis de proroger ces derniers, et nombre de professionnels du droit souhaiteraient aller encore une fois en ce sens, afin de neutraliser les effets de la perturbation de la crise sanitaire.

La loi d’urgence sanitaire du 24 mars 2020 et ses indications

Mardi 24 mars 2020, la loi n°2020-290 relative à l’état d’urgence sanitaire a été publiée au journal officiel. L’article 11, qui habilite le Gouvernement à légiférer par ordonnances dans les trois mois suivant la publication du texte, plus de 20 ordonnances pour une quarantaine d’habilitations, souligne en filigrane que les mesures devraient survenir en pratique dès la fin de semaine, étant donné l’urgence de la situation.

Il devrait ainsi être rapidement, autant que se peut dans ce capharnaüm processuel, répondu aux incertitudes.

La loi du 24 mars offre déjà des indications sur les orientations prises par ces futures ordonnances, à son article 11, parmi lesquelles figurent principalement :

  • Le secteur de la santé, la loi recommandant des règles permettant de simplifier et accélérer la recherche fondamentale et clinique de lutte contre le COVID-19 (art. 11, I, 2°, m)
  • Le secteur de l’enseignement supérieur, et les problématiques de détermination des modalités d’accès aux formations, à la délivrance des diplômes, et au déroulement des concours dans le respect du principe d’égalité de traitement des candidats (art. 11, I, 2°, l)
  • Le secteur financier, la loi exhortant à l’adaptation des règles d’établissement, d’arrêté, d’audit, de revue, d’approbation et de publication des comptes, ainsi que d’affectation de bénéfices et de paiement des dividendes (art. 11, I, 2°, g)
  • Le secteur de la comptabilité, l’accent étant mis sur une dérogation à la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics (art. 11, I, 1°, h)
  • Le secteur des micro-entreprises, avec le report intégral ou l’étalonnement du paiement des loyers, des factures d’eau, du gaz et de l’électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux, et la renonciation aux pénalités financières, aux suspensions, interruptions ou réductions de fournitures susceptibles d’être appliquées en cas de non-paiement des factures (art. 11, I, 1°, g)
  • Le secteur de la sécurité sociale, la loi souhaitant permettre à l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale de consentir des prêts et des avances aux organismes gérant un régime complémentaire obligatoire (art. 11, I, 1°, i)
  • Le secteur de l’emploi, dont les recommandations portent sur la facilitation du recours à l’activité partielle, la possibilité pour l’employeur d’imposer ou de modifier les dates de prise des congés payés, l’autorisation donnée aux entreprises particulières nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale de déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical (art. 11, I, 1°, b)
  • Le secteur de la commande publique, avec l’adaptation des règles de passation, des délais de paiement, d’exécution et de résiliation, du Code de la commande publique et les stipulations des contrats publics ayant un tel objet (art. 11, I, 1°, f)
  • Et bien évidemment la procédure juridictionnelle portant sur les délais administratifs ou juridictionnels (interruption, suspension, report des délais de nullité, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, déchéance d’un droit, fin d’un agrément, autorisation ou cessation d’une mesure ; déroulement des gardes à vue, intervention à distance de l’avocat ; visioconférence devant les juridictions, règles de procédure et de jugement ; règles d’exécution et d’application des peines privatives de liberté…) (art. 11, I, 2°)
    A cet égard, les juridictions ne traitant que les mesures urgentes et essentielles, et l’activité économique étant globalement mise à l’arrêt, la question du traitement des entreprises en difficultés doit être adaptée (art. 11, I, 1°, d).

L’impact sur les contrats commerciaux

La question de ces délais renvoie justement à une réflexion qui peut être étendue à l’ensemble des contrats de droit privé (problématiques de sanctions, clauses pénales, paiements à échéance, etc.).

A cet égard, soulignons déjà qu’il a été exclu de qualifier légalement la crise sanitaire de cas de force majeure. Sage précaution, car une telle décision aurait fait voler en éclat la force obligatoire des contrats et créé des effets d’opportunités. Il n’en demeure pas moins que les mesures de confinement obligatoire ont un impact direct sur l’exécution de nombreux contrats.

Des questions en suspens pour certains secteurs d’activités

Par ailleurs, il conviendra de s’interroger sur d’autres secteurs non moins importants, sur lesquels la loi du 24 mars 2020 reste (étonnamment ?) silencieuse :

  • Le secteur sportif, avec l’annulation des rassemblements et le report des compétitions (Euro, Jeux Olympiques, etc.) dont le coût sera exorbitant
  • Le secteur de la consommation, témoin d’un contrôle des prix devant la ruée sur certains produits, la fermeture de certaines enseignes et des horaires d’ouverture réduits
  • Les secteurs de la restauration et des spectacles, dont les arrêts d’exploitation auront d’importantes conséquences financières
  • Le secteur des transports (aérien, ferroviaire, routier), avec de nombreux remboursements suite à l’annulation des voyages, et une circulation faible voire inexistante exception faite des routiers
  • Et le secteur de la construction, avec l’actuel débat portant sur le maintien ou non des métiers du BTP

On constate donc que l’état d’urgence sanitaire, en arrêtant l’économie « réelle » révèle l’extrême complexité de notre système juridique, qui aura perdu toute agilité d’adaptation chemin faisant : d’où le caractère crucial du train d’ordonnance que le conseil des ministres du 26 mars doit avaliser.

Une fois ces ordonnances connues, nous reviendrons plus en détails sur les mesures dérogatoires régissant la période que nous vivons.

Ultime précision, les textes d’habilitation offrent à l’exécutif un champ de mesure possible, mais n’imposent pas le contenu des ordonnances : le gouvernement demeure donc libre, dans ce champ potentiel, d’en faire un usage extensif ou limitatif. Raison pour laquelle il est particulièrement difficile, à cet instant, d’anticiper sur l’ampleur des perturbations du droit commun, le droit pré-coronavirus.

Photo d'Arnaud Raynouard
Arnaud Raynouard

Professeur des Universités à l’Université Paris-Dauphine, Arnaud Raynouard anime le Comité Scientifique Juridique du cabinet Deloitte Société d’Avocats. Agrégé en droit privé et sciences criminelles, et diplômé en gestion, Arnaud […]

Antoine Le Grix

Etudiant en alternance à l’Université Panthéon-Assas Paris II, Antoine Le Grix a secondé le Professeur Arnaud Raynouard au sein du cabinet d’avocats Deloitte Société d’Avocats afin de faire vivre le […]