Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – Mai 2025 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.
Le Conseil d’État clarifie les conditions dans lesquelles une société peut contester la rémunération proposée par l’administration une fois que cette dernière a démontré l’existence d’un avantage par nature : la société doit établir que le taux de rémunération proposé est excessif au regard de sa situation spécifique et de l’opération considérée. Cette décision intervient dans un contexte d’augmentation du niveau d’exigence attendu des sociétés en matière de justification de leur prix de transfert.
CE, 9e et 10e ch., 20 déc. 2024, n° 470557, Min. c/ Sté Egide (ex-Fibusa), concl. B. Lignereux : Lebon T. (V. annexe 3)
La société Fibusa, devenue Egide, a consenti des prêts sans intérêts à ses quatre filiales roumaines. Ces prêts étaient financés en partie par emprunts contractés auprès de tiers, en partie par fonds propres. À l’occasion d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2013 et 2014, les vérificateurs ont considéré, sur le fondement de l’article 57 du CGI, que ces avances non rémunérées constituaient un avantage par nature constitutif d’un transfert indirect de bénéfices à l’étranger, faute pour la société d’apporter la preuve d’une contrepartie équivalente. Des intérêts, calculés en rete-nant les taux des emprunts contractés par la société auprès d’établissements financiers pour financer une partie de ces prêts, ont été ajoutés aux bénéfices de la société.
Le Tribunal administratif de Pau a validé la position du service de vérification. Saisie de ce jugement, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a partiellement invalidé le calcul des intérêts en acceptant de retenir, pour le montant du prêt financé par fonds propres, le taux d’intérêt moyen des avances sur titres pratiqué par la Banque de France. L’administration fiscale a saisi le Conseil d’État afin de contester le recours à ce taux forfaitaire.
La décision du Conseil d’État porte exclusivement sur la charge de la preuve dans le cadre d’un avantage par nature, les commentaires à suivre ne reviennent pas sur la question de fond portant sur la distinction du mode de financement des avances, déjà abordés dans ces colonnes au stade de l’appel. (Cf. CAA Bordeaux, 22 nov. 2022, n° 21BX00968, Sté Fibusa, C : FI 2-2023, n° 4, § 8, comm. E. Lesprit, B. Conort et M. Arrighi.)
La qualification d’un avantage par nature conduit au renversement automatique de la charge de la preuve
Le rapporteur public rappelle dans ses conclusions (reproduites en annexe) que la mise en œuvre de l’article 57 du CGI suppose que le service de contrôle soit en mesure de démontrer l’existence (i) d’un lien de dépendance entre la société vérifiée et une entité liée et (ii) d’un avantage consenti à cette entité liée par la société vérifiée.
Sur ce dernier point, la jurisprudence désormais bien établie suit le raisonnement élaboré en 2005 par le commissaire du Gouvernement Glaser à l’occasion de la décision Sté Cap Gemini (E. Glaser, concl. ss CE, 7 nov. 2005, n° 266436, Min. c/ Sté Cap Gemini, inédit ; RJF 1/06 n° 17.), conduisant à distinguer l’avantage par comparaison et l’avantage par nature. Le second permet à l’administration d’identifier immédiatement le caractère anormal de la tran-saction, en la dispensant de se livrer à l’exercice contraignant d’identification d’éléments comparatifs. L’administration est alors libre de retenir le prix qu’elle considère de pleine concurrence.
La société peut combattre cette présomption de transfert indirect de bénéfices si elle démontre avoir obtenu une contrepartie de même valeur que l’avantage accordé.
En l’espèce, la qualification d’avantage par nature n’est pas remise en cause. Il est admis, de jurisprudence constante du Conseil d’État, que la renonciation à percevoir des intérêts sur des avances ou des prêts consentis à une société étrangère liée constitue un avantage par nature (CE, 9 nov. 2015, n° 370974, Sté Sodirep Textiles SA-NV : Lebon T. ; RJF 2/16 n° 121.). Or, une fois l’avantage par nature identifié, la dialectique de la preuve en matière de prix de transfert est inversée : le contribuable supporte alors la charge de la preuve.
La question posée au Conseil d’État est celle de l’étendue de cette charge : la société doit-elle à la fois établir (i) l’existence d’une contrepartie et (ii) l’erreur de détermination de la rémunération par l’administration (en l’espèce une rémunération excessive) ?
Or, en vue de contester la rémunération déterminée par le service de vérification, la société a fait référence à un taux forfaitaire, le taux d’intérêt moyen des avances sur titres pratiqué par la Banque de France. Elle n’a en revanche pas détaillé les raisons pour lesquelles ce taux doit être retenu, ni en quoi il est adapté aux transactions examinées.
Le Conseil d’État se montre exigeant et renforce la contrainte pesant sur le contribuable une fois renversée la charge de la preuve
Le Conseil d’État retient que le renversement de la charge de la preuve fait obligation à la société de présenter les éléments de nature à justifier que le taux qu’elle propose de retenir au titre de la rémunération qui ne lui avait pas été versée. Cette dernière ne peut se contenter de considérer la rémunération proposée par l’administration comme excessive : la reconnaissance de l’avantage par nature ayant renversé la charge de la preuve sur la société, il lui appartient de montrer, de manière précise, que le taux qu’elle propose de substituer à celui retenu par l’administration est bien celui qu’un tiers se serait vu réclamer. De cette manière, le juge semble en effet exiger du contribuable une preuve équivalente à celle exigée de l’administration si la charge pesait toujours sur elle : en l’absence d’avantage par nature, les vérificateurs doivent montrer que la rémunération retenue au titre de la transaction considérée n’est pas celle qu’auraient retenue des tiers et déterminer le prix de marché de cette transaction.
Le Conseil d’État indique ainsi clairement que le renversement de la charge de la preuve porte bien à la fois sur la justification d’une contrepartie à l’avantage consenti et sur la justification du taux proposé en alternative à celui retenu par le service vérificateur.
Dès lors que la CAA a manqué au respect de cette rigueur d’analyse en admettant la position de la société, alors que celle-ci ne s’est pas livrée à cette démonstration détaillée, la décision du Conseil d’État casse son arrêt en retenant que « en s’abstenant ainsi de faire peser sur la société la charge de prouver le caractère exagéré des taux d’intérêt retenus par l’administration par rapport à ceux que ses filiales roumaines auraient pu obtenir d’un prêteur indépendant dans les conditions du marché, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit au regard des règles de dévolution de la charge de la preuve ».
Cette décision illustre la conséquence du renversement de charge de la preuve en matière de prix de transfert et la difficulté à laquelle le contribuable doit faire face 1. La qualification d’un avantage par nature crée une réaction en chaine, particulièrement exigeante pour le contribuable puisqu’il doit d’abord démontrer l’existence de contreparties (en l’espèce, en première instance, la société avait tenté en vain de convaincre de la réalité des contreparties obtenues et que celles-ci étaient suffisantes) et ensuite il doit établir avec précision que la rémunération proposée par l’administration est exagérée (en l’espèce la société échoue également dans sa démonstration alors qu’une référence générique aurait pu être considérée comme suffisante pour pointer la déconnection de la proposition des vérificateurs avec le marché).
Il est vrai que la position de la société a évolué au fil de la procédure. Elle avait proposé en première instance de retenir le taux applicable aux SICAV monétaires ou à des parts de fonds communs de placement monétaire. Le choix de retenir ce taux générique de la Banque de France en appel semblait surprenant, alors que le taux initialement retenu a déjà été validé par le Conseil d’État, dès lors que la comparabilité des termes de la transaction avec les comparables retenus est justifiée. Cette approximation proposée au juge d’appel aura pu desservir la société lors de la prise de décision par le Conseil d’État, puisqu’elle semblait avoir déjà réalisé une étude plus approfondie, susceptible de prendre davantage en compte la réalité du marché. Or, tel est bien l’objectif de la démarche et l’attente du juge comme vient de le confirmer cette décision de cassation.
Dans ses conclusions, le rapporteur public apporte deux précisions intéressantes quant à l’identification d’un avantage par nature et la dialectique de la preuve.
Il met d’abord en évidence la récente décision SAP Holding (CE, 20 sept. 2022, n° 461639, SAP France Holding, concl. R. Victor : Lebon T. ; FI 4-2022, n° 4, § 2, comm. E. Lesprit et N. Aït-Hamadouche ; RJF 12/22 n° 1027.) en établissant la différence entre l’absence d’intérêts observée dans le contrat, en l’absence de stipulation les mentionnant (l’avantage par nature est démontré), l’absence d’intérêts née de l’application de la formule de calcul (reste alors à apprécier si la formule est conforme à l’intérêt des parties).
Il indique ensuite, au terme de ses recherches, que « la dialectique de la preuve est d’ailleurs la même sur le terrain de l’acte anormal de gestion » et pour ces avantages par nature. Ce lien permet de transposer une jurisprudence abondante en matière d’acte anormal de gestion aux rectifications portant sur des transactions internationales sans contrepartie.
Une décision qui participe au renforcement de la charge de la preuve pesant sur les sociétés en matière de prix de transfert ?
Le principe posé par l’article 57 du CGI est celui d’une présomption simple : l’administration supporte la charge de la preuve dans un premier temps. Ce principe est consacré par la jurisprudence (CE, plén., 27 juill. 1988, n° 50020, Sté Boutique 2M : Rec. Lebon ; RJF 10/88 n° 1139.) et est également présent dans les principes de l’OCDE en matière de prix de transfert 2. La charge de la preuve est renversée dans des cas exceptionnels, comme le rappelle cette affaire soumise au Conseil d’État.
Cependant, certains signes semblent indiquer que ce champ d’exception tend à s’élargir. La loi de finances pour 2024 a ainsi introduit la notion d’opposabilité de la documentation de prix de transfert, qui crée une présomption de transfert de bénéfices si un écart est observé entre la méthode utilisée et celle documentée (L. n° 2023-1322, 29 déc. 2023 de finances pour 2024, art. 116 : JO 30 déc. 2023, texte n° 1 : FI 1-2024, n° 4, § 24, comm. F. Billiaert.). La charge de la preuve repose alors sur le contribuable qui doit démontrer l’absence de transfert. Le Conseil d’État a validé l’approche d’un service de vérifica-tion, dans son arrêt ST Dupont (CE, 5 juill. 2023, n° 464928, SA ST Dupont, concl. R. Victor : Lebon T FI 4-2023, n° 4, § 30 , comm. E. Lesprit, N. Aït-Hamadouche et M. Arrighi ; RJF 10/23 n° 697 ; Dr. fisc. 2023, comm. 357, et étude 352 par S. Rudeaux et G. de Vogüé.), qui avait eu recours à l’article L. 13 B du LPF pour demander des précisions sur la politique de prix de transfert d’une entreprise non soumise à l’obligation documentaire. Les déficits de cette société, considérés comme une présomption de transfert de bénéfices, ont été suffisants pour lui imposer de présenter une documentation détaillée, la soumettant de facto à une obligation documentaire élargie et en renversant à son détriment la charge de la preuve.
Dans son arrêt Itron (CAA Paris, 12 janv. 2024, n° 21PA04452, Min. c/ SAS Itron France, concl. B. Sibilli : FI 2-2024, n° 4, § 20, comm. E. Lesprit, N. Aït-Hamadouche, M. Arrighi et S. Bonenfant.), la Cour administrative d’appel de Paris a accepté que l’administration oppose à une société sa propre documentation de prix de transfert (certains pourraient y voir une application anticipée de cet ajout à l’article 57 du CGI par la loi de finances pour 2024, évoquée ci-dessus). L’administration avait ainsi été considérée comme apportant, aisément, la preuve d’un transfert indirect de bénéfices en relevant simplement la disparité entre la politique de prix de transfert appliquée et celle décrite dans sa documentation. La société n’a pas été en mesure d’établir l’existence d’une contrepartie, alors que cette preuve a été reconnue par le rapporteur public comme « très difficile voire impossible » à apporter.
Ces décisions convergentes semblent dessiner une tendance au terme de laquelle les services de contrôle se trouvent dans une position plus favorable lorsqu’ils critiquent la rémunération accordée aux sociétés vérifiées à l’occasion de leurs transactions internationales.
1 Rappelons à ce titre, comme le fait le rapporteur public, que cette décision ne porte pas sur la question de la distinction du mode de financement des avances mais sur le mécanisme probatoire en matière d’avantage par nature.
2 Les principes de l’OCDE rappellent que l’équilibre des relations entre l’administration et le contribuable doit être établi en identifiant à qui incombe la charge de la preuve (OCDE (2022), Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2022, § 18, p. 16).