Contrats commerciaux : la théorie de l’imprévision à l’épreuve de la hausse générale des prix

Alors que plus de 50 % des entreprises ont fait face à la défaillance d’un tiers pendant la pandémie (Deloitte CPO Survey 2022), c’est désormais la quasi-totalité des acteurs qui doivent répondre au grand défi de la renégociation des contrats commerciaux dans un contexte de hausse générale des prix.

Des discussions commerciales parfois tendues

Face à la flambée des prix des matières premières (gaz, papier, plastique, acier, etc.), de nombreux fournisseurs ont annoncé des hausses tarifaires à leurs clients.  Ces annonces entraînent souvent des protestations de la part des clients car c’est toute la chaine de valeur qui est impactée.

Si la plupart des situations se règlent à l’amiable dans le cadre d’un effort mutuel de renégociation, d’autres aboutissent à des blocages qui peuvent entraîner certaines décisions plus radicales (imposition unilatérale de nouveaux prix, menace de résiliation, arrêt de relations).

Ce contexte tendu conduit bien souvent les entreprises à analyser juridiquement les conditions dans lesquelles elles peuvent imposer, ou s’opposer, à une renégociation des contrats commerciaux (selon leur position dans la chaîne d’approvisionnement.

La première réaction des juristes consiste à étudier les contrats concernés. Il est cependant fréquent que celui-ci ne règle que partiellement la situation au moyen de clauses insuffisantes ou imprécises. Il arrive même qu’aucune clause ne traite spécifiquement du sujet, ce qui laisse les contractants sans directive contractuelle de résolution.

La seconde réaction consiste à se poser une question essentielle : l’article 1195 du Code civil, qui organise un mécanisme de révision des contrats pour imprévision, peut-il permettre de régler la situation ?

L’efficacité de l’article 1195 du Code civil reste pour l’instant limitée

L’article 1195 du Code civil a été introduit par la réforme des contrats de 2016 en droit privé, le droit français n’acceptant jusqu’alors la révision pour imprévision qu’en matière de contrats publics.

À ce jour, l’efficacité de cet outil reste cependant limitée, et ce, pour trois raisons principales.

La première, c’est que le texte impose à la partie qui souhaite initier une renégociation de prouver :

  • la survenance d’un « changement de circonstances imprévisible» 
  • qui rendent l’exécution du contrat « excessivement onéreuse» ; et 
  • qu’elle n’avait pas « accepté d’en assumer le risque»

Ces conditions relativement imprécises laissent place à une large marge d’appréciation et cristallisent donc beaucoup de discussions. En l’absence de jurisprudence précisant l’interprétation des différentes conditions légales, en particulier celle correspondant à l’excessivement onéreux ou encore celle relative à l’acceptation des risques, les parties sont dépourvues de lignes directrices.

L ‘efficacité limitée du mécanisme est également due à l’obligation imposée par le texte de continuer à exécuter le contrat en l’état, pendant que les parties le renégocient, jusqu’à l’éventuelle décision d’un juge. Cette obligation freine généralement les acteurs compte tenu des délais de procédure particulièrement longs en France (plus de 18 mois en moyenne en première instance selon le dernier «  Rapport d’évaluation des systèmes judiciaires européens » publié par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice en 2022).

La troisième raison semble être la plus problématique, même si elle pourrait évoluer dans les mois à venir. À ce jour les tribunaux judiciaires se montrent particulièrement réticents à utiliser la prérogative que leur a donnée l’article 1195 du Code civil, à savoir, « réviser le contrat ou y mettre fin ».

En dépit des 6 années qui se sont écoulées depuis l’introduction dans le Code civil de la révision pour imprévision, il est très difficile de trouver des décisions dans lesquelles les juges ont accepté de « sanctionner » l’échec de la renégociation par une révision forcée du contrat ou sa résiliation.

Une réticence jurisprudentielle à appliquer l’article 1195 du Code civil

En référé, la théorie de l’imprévision est balayée très rapidement par les juges qui considèrent généralement qu’une demande de révision pour imprévision « excède manifestement les compétences du juge des référés, juge de l’évidence » car elle « revient à modifier l’économie du contrat (…) et donc à en apprécier l’équilibre » (pour des exemples voir Cour d’appel d’Aix-en-Provence 24 novembre 2022 n°21/12973 ou Cour d’appel de Nancy 10 novembre 2021 no 21/01022).

Si cette position est cohérente au regard du régime juridique de la procédure de référé, elle est particulièrement inopportune tant on perçoit avec évidence le besoin d‘une intervention rapide d’une renégociation en cas de circonstances nouvelles rendant excessivement onéreuse la poursuite du contrat.

Le juge du fond ne se montre pas plus enclin à appliquer la révision pour imprévision refusant régulièrement des demandes, par exemple pour défaut de circonstances imprévisibles, lorsque le marché est « empreint d’une particulière volatilité » (Cour d’appel de Paris 17 janvier 2020 no 18/01078), ou lorsque le demandeur « a assumé le risque d’une éventuelle exécution excessivement plus onéreuse du contrat » (Tribunal de commerce de Bordeaux 1er avril 2021 n° 2020F00521).

Il y a quelques semaines, la Cour d’appel de Paris a confirmé cette approche timorée des juridictions concernant la révision pour imprévision (Cour d’appel de Paris 25 novembre 2022 n°22/00326).

Cette affaire opposait une société commercialisant une solution aqueuse destinée à la réduction des émissions de gaz d’échappement des moteurs diesel à une société spécialisée dans le transport avec qui elle avait conclu un contrat d’approvisionnement de ladite solution en novembre 2020, prix de 0,23 euros par litre, fixé pour 3 ans).

En raison de l’envolée du prix du gaz (multiplié par 6 selon le demandeur) depuis l’entrée en vigueur du contrat, le fournisseur a informé son client de son intention de le résilier sauf à renégocier son prix sur le fondement de l’imprévision en application de l’article 1195 du Code civil. Face au refus du client, le fournisseur a saisi le Tribunal de commerce de Paris afin d’entendre prononcer la résiliation du contrat.

Le Tribunal de commerce de Paris a débouté le fournisseur de sa demande estimant qu’il ne démontrait pas (i) que la variation du prix du gaz était imprévisible au moment de la conclusion du contrat intervenu en pleine crise sanitaire et (ii) qu’il n’avait pas accepté le risque lié à la hausse de ses coûts (Tribunal de commerce de Paris, 11 mars 2022).

En appel, les juges n’ont pas repris cette position considérant que l’augmentation significative du gaz à partir de février 2022 en raison du conflit russo-ukrainien était imprévisible pour le fournisseur et que ce dernier n’avait pas accepté d’en assumer le risque. Cependant, la Cour d’appel de Paris confirme le rejet de la demande du fournisseur, car ce dernier ne prouve pas « par des éléments comptables et financiers » l’onérosité excessive de l’exécution du contrat. Selon la Cour, cette condition d’application de l‘article 1195 du Code civil ne pouvait pas se déduire de la seule augmentation des prix du gaz.

Une nécessaire évolution du sujet

Comment expliquer que la Cour fasse preuve d’une telle prudence, qui confine au rejet du mécanisme de la révision pour imprévision, alors qu’il semble évident que, dans une telle affaire, le fournisseur commercialise un produit directement lié au prix du gaz, de sorte que c’est l’ensemble de l’économie du contrat qui est affectée par l’évolution brutale du marché du gaz en 2022, en conséquence de l’agression de l’Ukraine par la Russie. Notons, qu’économiquement, le fournisseur évoque même une perte totale de marge.

Il est fort possible que le juge français, dont on sait qu’il demeure attaché à l’idée selon laquelle le contrat est la chose des parties qui doit être protégée d’un interventionnisme judiciaire, craint de ne pas mesurer les conséquences d’une admission trop large de la révision pour imprévision. Ce mécanisme est d’ailleurs perçu encore comme une potentielle dénaturation de la force obligatoire du contrat. Le contexte théorique pourrait donc jouer un rôle ici.

On peut également se demander si c’est la seule carence probatoire des demandeurs qui conduit les juges à rejeter les demandes de révision pour imprévision ?

Ces éléments d’explication demeurent des hypothèses alors que, factuellement, le tableau de bord des jurisprudences appliquant la théorie de l’imprévision reste à ce jour pratiquement vide. Cette absence pénalise les besoins de la pratique, puisque la renégociation dans un contexte complètement changé, dans des proportions telles que l’on constate aujourd’hui, est une condition de maintien du marché et non simplement une aide à l’un des cocontractants. C’est pour cela que les clauses de hardship se sont développées dans les contrats internationaux, la révision étant bénéfique aux cocontractants !

Il n’est, sans aucun doute, pas exclu de constater une évolution sur ce sujet dans les mois à venir puisque le nombre de litiges à régler va prendre de l’ampleur dans le contexte que nous connaissons.

Sur ce point, on notera l’appel du pied de l’ancien Premier ministre, Jean Castex, rappelant à l’acheteur public la nécessité d’appliquer la révision pour imprévision au bénéfice des titulaires de marchés publics lorsque ses conditions sont remplies (Circulaire du 27 mars 2022 n°6338/SG). A ce titre, il a rappelé que l’article 1195 du Code civil a également vocation à s’appliquer de la même manière dans les contrats privés.

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Philippe Lorant

Philippe Lorant, Avocat Directeur, exerce son activité au sein de l’équipe droit des affaires. Il intervient en droit commercial pour la conception et la négociation de contrats complexes (joint-ventures, consortiums, […]

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Arnaud Raynouard

Professeur des Universités à l’Université Paris-Dauphine, Arnaud Raynouard anime le Comité Scientifique Juridique du cabinet Deloitte Société d’Avocats. Agrégé en droit privé et sciences criminelles, et diplômé en gestion, Arnaud […]