Le Conseil d’Etat juge que la circonstance qu’une société française connaisse des pertes importantes et récurrentes, tandis que sa filiale distributrice hong-kongaise dégage des bénéfices, est susceptible de constituer un indice d’un transfert indirect de bénéfices à l’étranger, de nature à lui permettre d’engager la procédure prévue à l’article L. 13 B du LPF.
Rappel
En vertu des dispositions de l’article L. 13 B du LPF, lorsqu’au cours d’une vérification de comptabilité, l’Administration a réuni des éléments faisant présumer qu’une entreprise a opéré un transfert indirect de bénéfices à l’étranger au sens de l’article 57 du CGI, elle peut demander à cette entreprise certaines informations et certains documents de nature à faciliter le contrôle fiscal (notamment, la méthode de détermination des prix des opérations effectuées avec les entités liées).
Précisons que cette procédure ne peut être mise en œuvre à l’encontre des plus grandes entreprises visées par l’obligation documentaire prévue à l’article L. 13 AA du LPF.
Si les « présomptions » d’un transfert de bénéfices n’ont pas à être dévoilées aux contribuables, leur existence préalable est susceptible de faire l’objet d’un contrôle par le juge de l’impôt. Si celui-ci établit que l’article L. 13 B du LPF a été invoqué sans fondement suffisant, alors l’ensemble de la procédure pourrait être viciée.
La mise en œuvre de l’article L. 13 B du LPF ne modifie pas les règles applicables en matière de dévolution de la charge de la preuve. Cela étant, en cas de défaut de réponse de l’entreprise, les bases d’imposition concernées par la demande seront évaluées par l’Administration à partir des éléments dont elle dispose, et l’entreprise se verra appliquer une pénalité fiscale de 10 000 € pour chaque exercice visé par la demande (CGI, art. 1735, II).
L’histoire
Une société française ayant pour activité la fabrication et la vente de briquets, d’instruments à écrire et d’accessoires, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2009 à 2011.
L’Administration, considérant qu’elle disposait d’éléments faisant présumer que la société française avait opéré un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI au profit de sa filiale distributrice établie à Hong-Kong (détention à 100 %) a mis en œuvre la procédure prévue par l’article L. 13 B du LPF et lui a demandé de lui fournir un certain nombre d’informations et de documents.
Estimant que les informations et documents fournis par la société dans ce cadre n’étaient pas assez consistants (notamment, documentation insuffisante de la méthode du prix de revente dont se prévalait la société), l’Administration a fait application de sa propre méthode de détermination des prix de transfert. Elle a, ce faisant, considéré que la société française vendait ses produits finis à sa filiale hong-kongaise à un prix minoré, caractérisant un avantage constitutif d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI.
La société a contesté le redressement devant les juridictions.
La décision du Conseil d’Etat
Sur la mise en œuvre de la procédure prévue à l’article L. 13 B du LPF
La société tentait, en premier lieu, de faire valoir que l’Administration n’avait pas réuni des indices suffisants permettant de faire présumer l’existence d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI, et qu’elle n’était dès lors pas fondée à lui demander les informations et documents mentionnés à l’article L. 13 B du LPF.
Le Conseil d’Etat juge, au contraire, que la circonstance que la société française connaisse des pertes importantes et récurrentes, tandis que sa filiale distributrice hong-kongaise dégageait des bénéfices, constituait un indice d’un transfert indirect de bénéfices, corroboré par le fait que la société ne lui avait, au cours du débat contradictoire mené à l’occasion de la vérification, fourni aucune indication sur sa politique prix de transfert ou sur la méthode d’établissement des prix des transactions conclues avec sa filiale.
Le Conseil d’Etat confirme, ensuite, que la méthode du prix de revente dont se prévalait la société était insuffisamment documentée (la société n’ayant fourni que fort peu d’éléments pertinents à l’Administration en réponse à sa demande d’informations fondée sur les dispositions de l’article L. 13 B du LPF).
Le Conseil d’Etat en conclut dès lors que l’Administration était fondée à écarter la méthode appliquée par la société, pour lui substituer sa propre méthode.
Sur la méthode de détermination des prix de transfert retenue par l’Administration
L’Administration, pour établir que les prix auxquels la société française vendait ses produits finis à sa filiale hong-kongaise différaient des prix de pleine concurrence, les a comparés avec ceux pratiqués par la société française auprès d’une société sud-coréenne indépendante, ainsi qu’auprès d’un réseau de vendeurs « duty free » en Asie du Sud-Est (i.e., mise en œuvre de la méthode du prix comparable sur le marché libre).
Elle a estimé que cette comparaison révélait l’existence d’un avantage consenti par la société française à sa filiale distributrice, qu’elle a réintégré dans les bénéfices de la société mère (à noter que l’Administration a toutefois réduit les rectifications afin de tenir compte de différences fonctionnelles relatives au fait que (i) les boutiques « duty free » en Asie du Sud-Est utilisées comme comparables par l’Administration exerçaient une activité de détaillant, et non de distributeurs, et (ii) que la rémunération de la société comparable coréenne utilisée par l’Administration incluait la rémunération de prestations tandis que dans le cas de la transaction intragroupe contrôlée les prestations étaient facturées séparément).
La société française a ensuite vainement tenté de remettre en cause la pertinence de la méthode retenue par l’Administration pour les motifs suivants :
- Absence de prise en compte de la différence de fonctions entre la filiale hong-kongaise et la société coréenne (grossiste et détaillant versus seule activité de grossiste) : la société française n’apportait cependant aucun élément permettant d’évaluer la nature et le coût des différences fonctionnelles qui existeraient entre les deux sociétés ;
- Absence de prise en compte de la différence des marchés géographiques sur lesquels ces deux sociétés opéraient : la charte des prix de transfert de la société française elle-même précisait que les prix de détail étaient établis de manière uniforme par zone continentale ;
- Absence de prise en compte de la différence de volume des transactions réalisées : la société française ne produisait aucun élément de nature à établir que les prix qu’elle pratiquait étaient fonction des quantités vendues.
Le Conseil d’Etat a donc confirmé le redressement, après avoir relevé que les explications apportées par la société pour expliquer les pertes persistantes qu’elle subissait et les bénéfices constants de sa filiale, tenant au contexte économique difficile, n’étaient pas de nature à remettre en cause les éléments relevés par l’Administration quant à l’existence d’un transfert indirect de bénéfices à l’étranger.
L’avis des praticiens : Thomas Pautrat et Eléonore Christiaens
Sur la nécessité de documenter les prix de transfert avec précision, quelque soit la situation du contribuable, et de disposer d’une analyse économique de qualité
Cette affaire souligne l’importance pour les contribuables d’être en mesure de documenter leur politique de prix de transfert même lorsqu’ils ne sont pas concernés par l’obligation posée par l’article L. 13 AA du LPF.
En effet, la documentation ne doit pas être considérée comme un simple document de conformité, mais comme la pièce maitresse de la stratégie de défense du contribuable au cours du contrôle fiscal. Une documentation, pour être véritablement robuste, doit par essence être réalisée au moment de la détermination de la politique de prix de transfert. Le cas d’espèce démontre clairement toutes les difficultés qu’un contribuable peut éprouver lorsqu’il doit fournir des informations précises et fiables sur ses prix de transfert en cours de contrôle alors même que rien n’a été préparé en amont, car bien souvent, la traçabilité des informations plusieurs années après les faits vérifiés est très complexe.
En outre, dans cette affaire, c’est bien le manque d’informations fournies par le contribuable qui a conduit le juge à considérer que l’Administration était fondée à rejeter la méthode de prix de transfert qu’il avait retenu, pour en substituer une autre. Cette situation est dramatique pour le contribuable car au cours d’un contrôle, disposer (i) d’une analyse fonctionnelle solidement documentée, (ii) d’une justification précise du choix de la méthode, et (iii) d’une analyse économique de qualité, offre un haut niveau de sécurité fiscale. En effet, dans une telle situation, avant de pouvoir appliquer une autre méthode, l’Administration se heurte à la difficile remise en question de l’analyse fonctionnelle du contribuable, du choix de la méthode ainsi que des comparables de l’analyse économique. A contrario, l’absence de documentation offre à l’Administration un véritable boulevard puisqu’elle peut de facto ignorer la méthode du contribuable et appliquer sa propre méthode sans donner plus de justifications. Le contribuable se retrouve alors dans une position de faiblesse, puisqu’il doit critiquer l’argumentation de l’Administration sur un terrain qu’il n’a pas choisi.
Certes, cette situation ne change rien quant au fait que la charge de la preuve reste supportée par l’Administration qui doit appliquer la méthode qu’elle retient avec des données précises afin de démontrer que la politique de prix de transfert du contribuable n’est pas de pleine concurrence. Mais le simple fait de ne pas avoir à remettre en cause une analyse détaillée réalisée par le contribuable offre un avantage considérable à l’Administration.
En outre, au cas d’espèce, c’est également la difficulté à fournir des informations précises au cours du contrôle qui a poussé le juge à considérer que les arguments du contribuable pour remettre en cause l’analyse de l’Administration n’étaient pas pertinents. Là encore se vérifie la nécessité de préparer en amont du contrôle, lors de la documentation, toutes les analyses permettant de disposer d’informations pertinentes opposables aux inspecteurs.
Enfin, cette affaire montre qu’il est déterminant de disposer de benchmarks de qualité, le juge confirmant ici le caractère insuffisant des réponses apportées par le contribuable en présence d’études économiques incomplètes. On notera également sur ce point que le fait d’avoir produit une étude de comparables postérieurement au contrôle n’a pu permettre au contribuable de remettre en cause la méthode de l’Administration alors qu’aucune analyse de qualité n’avait été transmise au cours du contrôle.
En conclusion, cet arrêt permet de rappeler l’importance de produire une documentation des prix de transfert pour toutes les entreprises ayant des transactions intragroupes, même si ces dernières ne sont pas soumises à l’obligation documentaire prévue à l’article L. 13 AA du LPF. Ce rappel est d’autant plus important au vu des débats actuels sur l’abaissement du seuil d’application de cet article, qui pourrait augmenter considérablement le périmètre des sociétés concernées (il est en effet envisagé, dans le cadre de la prochaine loi de finance pour 2024, d’abaisser le seuil de chiffre d’affaires ou de total des actifs bruts au bilan en-dessous des 400 millions d’euros prévus actuellement).
Sur la justification de la situation de pertes du contribuable
Nous observons dans les contrôles fiscaux récents une tendance de plus en plus prononcée de l’Administration au rejet quasi systématique des situations de perte des contribuables, sur le terrain de la politique de prix de transfert, parfois avant même d’avoir procédé à une analyse détaillée des faits et circonstances de l’espèce.
Pourtant, très clairement, la réglementation des prix de transfert n’interdit pas qu’une entité juridique réalise des pertes dans le cadre d’une transaction intragroupe ; tout dépend de son profil fonctionnel. Il est important de noter à ce titre que nombre de rectifications proposées par l’Administration française en application de la méthode transactionnelle de la marge nette, par exemple dans le cas de distributeurs ou de fabricants, conduisent à allouer des pertes à une société étrangère et un profit « garanti » à une société française. Ainsi, il est courant de voir des sociétés supporter des pertes lorsque d’autres font des profits.
Au cas d’espèce, compte tenu du manque de précision des éléments fournis par le contribuable, le débat s’est concentré principalement sur les comparables apportés par l’Administration, sans répondre à la question de savoir si les pertes constatées étaient justifiées compte tenu du profil fonctionnel des sociétés impliquées.
Or, en l’espèce, le contribuable soutenait, ce qui ne semble pas avoir fait débat avec l’Administration, qu’il agissait en tant qu’entrepreneur dans cette transaction alors que sa filiale avait une activité de grossiste et de détaillant. Si cette analyse fonctionnelle avait été confirmée, il aurait été parfaitement cohérent pour la société française de supporter les pertes associées au marché hong-kongais et pour sa filiale d’être rémunérée sur la base d’une marge opérationnelle positive, limitée mais garantie.
Tel que mentionné ci-avant, l’administration fiscale française applique ce raisonnement dans nombre de propositions de rectifications en présence de filiales de distribution ou de fabrication françaises de groupes étrangers, afin de garantir la réalisation d’un profit en France, même en cas de pertes consolidées sur l’activité. Appliquer une méthode différente dans le cas de groupe français sur des transactions avec leurs filiales à l’étranger, sans que l’analyse fonctionnelle ne soit au cœur des débats, peut ainsi laisser songeur.
En conclusion, au cas d’espèce, l’administration fiscale française n’aurait pas dû se borner à constater la situation déficitaire de la société française mais plutôt s’interroger sur la manière dont la perte constatée devait être répartie entre les entités impliquées, compte tenu de leur profil fonctionnel. L’Administration aurait ainsi dû, en application de la pratique habituelle en matière de prix de transfert, s’interroger sur la cohérence entre le profil fonctionnel des entités et la méthode retenue pour allouer ces pertes.