Imputation des pertes « définitives » d’une succursale étrangère : Application positive par la CAA de Versailles

La CAA de Versailles admet l’imputation en France des pertes définitives d’une succursale étrangère.

L’histoire

A la suite de la liquidation de sa succursale luxembourgeoise, une société française, membre d’un groupe fiscalement intégré, a sollicité l’imputation, sur son résultat 2015, des pertes fiscales cumulées par ladite succursale, sur le fondement de la jurisprudence « Marks & Spencer » (CJCE, 13 décembre 2005, aff. 446/03, Marks & Spencer, étendue aux établissements stables par CJUE, 15 mai 2008, aff. C-414/06, Lidl Belgium).

Cette succursale avait participé à une association, spécifiquement et temporairement créée pour la construction d’un tunnel.

Dans ce cadre, elle a appréhendé, à compter de 2002, l’ensemble des pertes réalisées au niveau de cette association, dans la mesure où elles résultaient exclusivement des travaux souterrains menés par la succursale.

En 2015, cette succursale a cédé son activité, avant d’être radiée du registre du commerce luxembourgeois, à la suite de l’achèvement du tunnel et de la dissolution de l’association.

L’imputation en France des pertes constatées par la succursale luxembourgeoise a été refusée par l’Administration.

En revanche, les juges de 1re instance ont fait droit à la demande de la société.

La décision de la CAA de Versailles

La CAA de Versailles rappelle d’abord les principes dégagés par la CJUE dans sa décision Bevola, dans le cadre de laquelle elle avait jugé qu’un État membre ne peut refuser la prise en compte par une société résidente, des pertes subies par son établissement stable à l’étranger, lorsque ces pertes présentent un caractère définitif – impossibilité légale et structurelle (CJUE 12 juin 2018, aff. 650/16, A/S Bevola).

Elle décline ensuite ces principes à l’espèce, et apporte des éclaircissements bienvenus.

Sur la notion de pertes définitives – Appréciation différenciée selon qu’il s’agit d’une filiale ou d’une succursale

L’Administration contestait le caractère définitif des pertes de la succursale luxembourgeoise, en se fondant sur les précisions apportées par la CJUE dans sa décision Holmen AB (CJUE, 19 juin 2019, aff. 608/17).

Dans ce cadre, elle avait affiné sa grille de lecture, en jugeant que des pertes ne sauraient être qualifiées de « définitives » s’il reste possible de faire valoir économiquement ces pertes en les transférant à un tiers avant la clôture de la liquidation.

La CAA juge que ce critère ne vaut que lorsque les pertes ont été constatées par une filiale, et non dans le cas où elles ont été constatées par une succursale.

Elle indique ainsi que si une telle impossibilité conditionne nécessairement le caractère définitif des pertes d’une filiale, dans la mesure où une cession de celle-ci à un tiers vise l’entreprise dans son ensemble, à savoir en tenant compte de l’actif et du passif (Share deal), et donne ainsi lieu au transfert de pertes, tel ne saurait être le cas s’agissant de pertes d’une simple succursale, dont la cession ne peut porter, en principe et sauf stipulations contraires du contrat de cession, que sur des éléments d’actifs dont elle est constituée (Asset deal).

La CAA souligne, par ailleurs, que dans sa décision Bevola précitée, relative aux succursales, la CJUE n’imposait pas ce critère.

Sur la détermination des pertes susceptibles de présenter un caractère définitif

L’Administration arguait également que les pertes litigieuses ne sauraient être regardées comme définitives, dès lors qu’elles avaient été « accumulées » au titre des exercices clos entre 2000 et 2008.

Elle considérait, à cet égard, que seule la perte de l’exercice au cours duquel le caractère définitif est matérialisé est susceptible de faire l’objet d’une imputation, et que la succursale n’était pas déficitaire au titre de l’exercice de liquidation (2015).

La CAA considère, à l’inverse, que la circonstance que les pertes constatées lors de la liquidation d’une succursale trouveraient leur origine dans des exercices antérieurs est sans incidence sur leur caractère définitif ou non à cette date.

Elle se réfère, à cet égard, à la décision Holmen AB précitée, dans le cadre de laquelle la CJUE a indiqué qu’était sans incidence, aux fins d’apprécier le caractère définitif de pertes, la mesure dans laquelle la société déficitaire a été limitée dans ses possibilités de report en avant des pertes (ou la mesure dans laquelle un éventuel transfert intragroupe de ces pertes aurait été limité).

Articulation avec la prohibition de la prise en compte de déficits pré-intégration

Enfin, l’Administration faisait valoir qu’au cas d’espèce, la société qui demandait l’imputation, au titre de l’exercice 2015, des pertes étrangères, n’avait rejoint le groupe intégré dont elle était membre qu’en 2008 – alors que les pertes en cause avaient été constatées par la succursale au titre des exercices 2000 à 2008.

Elle considérait que la prise en compte de ces pertes au niveau du résultat d’ensemble contreviendrait nécessairement au principe interdisant de prendre en compte, durant la période d’intégration, des déficits nés antérieurement à l’intégration.

Là encore, la CAA de Versailles rejette l’argument en se prévalant du principe de primauté du droit européen sur la législation nationale, et en relevant qu’en tout état de cause, les pertes litigieuses n’ont acquis un caractère définitif qu’en 2015, à l’occasion de la liquidation de la succursale luxembourgeoise, et donc durant la période d’intégration de la filiale française. Elle écarte ainsi l’existence d’une éventuelle discrimination à rebours.

Elle en conclut que la société française avait bien épuisé toutes les possibilités de déduction des pertes de sa succursale que lui offrait le droit luxembourgeois, qu’elle avait cessé de percevoir de celle-ci une quelconque recette, la succursale ayant elle-même cessé toute activité en 2015 et ayant été radiée du registre du commerce luxembourgeois au cours de la même année.

Elle admet donc le bénéfice de l’imputation de ces pertes.

Perspectives

Compte-tenu de la difficile lisibilité de la grille d’analyse dégagée par la CJUE et des positions divergentes retenues par les juridictions du fond (voir notamment les décisions du TA de Montreuil 11 février 2021, n°1808706, Plastic Omnium – admission du caractère définitif des pertes de la filiale étrangère –11 février 2021, n°1804038, Sté Générale – refus), une confirmation de cette décision par le Conseil d’État serait bienvenue.

On rappellera, à cet égard, que le Conseil d’État a tout récemment (décision de non-admission du 7 octobre 2021) refusé d’admettre un pourvoi formé dans l’affaire Groupe Lucien Barrière (CAA Versailles, 23 juin 2020, n°19VE01012, Groupe Lucien Barrière), alors même que son rapporteur public militait en faveur de l’admission du pourvoi et, surtout, en faveur de la transmission à la CJUE d’une question préjudicielle sur la transposabilité de sa jurisprudence Marks & Spencer au régime français et sur la notion de « pertes définitives d’une loi fiscale étrangère limitant l’utilisation des pertes en cas de cession » et la date d’appréciation de cette condition.

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Clara Maignan

Clara Maignan, avocat, a rejoint les équipes de Deloitte Société d’Avocats en 2011. Elle exerce au sein du Comité Scientifique Fiscal.