L’amendement Carrez est-il Euro-compatible ?

Dans le sillage d’autres limitations à la déduction des intérêts financiers adoptées récemment 1 , la 4e loi de finances rectificative pour 2011 a introduit une limitation de la déduction des charges financières afférentes à l’acquisition de titres de participation applicable à partir du 1er janvier 2012 (ledit « amendement Carrez »).

Cette nouvelle mesure codifiée à l’article 209-IX du Code Général des impôts (CGI) vise les schémas d’acquisition de sociétés dites « cibles » financés principalement par de la dette (montage financier dits « LBO »), dans lesquels la société acquéreuse française (ci-après, le « holding d’acquisition ») n’est que formellement le propriétaire juridique des titres de participation dans la mesure où les prérogatives du vrai propriétaire et celles du véritable actionnaire sont en substance exercées depuis une société étrangère. Dans une telle hypothèse, une fraction des charges financières supportées par le holding d’acquisition français sera réintégrée dans le résultat fiscal de celle-ci au titre de l’IS 2.

Étonnamment, l’objectif de cette nouvelle loi n’est pas très clair. Une lecture rapide du dispositif semble indiquer que l’intention du législateur est de rétablir un principe de symétrie dans les situations où la société acquéreuse réduit artificiellement son assiette fiscale par la déduction d’intérêts financiers qui ne correspondent (même potentiellement) à aucun revenu imposable – habituellement des dividendes distribués par la société cible exonérés d’impôt sur les sociétés. Une lecture plus approfondie du dispositif révèle cependant que les schémas d’acquisition basés sur l’endettement qui sont contrôlés et gérés depuis la France sont, ipso facto, éligibles à une clause de sauvegarde et ne supportent donc aucune réintégration 3. La mesure de réintégration ne s’applique pas, en effet, si le « centre de décision » se situe en France, c’est-à-dire si le holding d’acquisition est en mesure de démontrer par tout moyen (i) que lui-même ou certaines sociétés liées situées en France – la société mère ou une société du même groupe 4 – prend effectivement les décisions relatives aux titres acquis (i.e. prérogatives d’un véritable propriétaire), et (ii) que lui-même ou toute autre société liée située en France – la société mère ou la sœur 5 – exerce un « contrôle » ou une « influence » sur la société dont les titres sont acquis (i.e. prérogatives d’un véritable actionnaire). Il y a donc une double condition à remplir pour que la société acquéreuse puisse se prévaloir de cette clause de sauvegarde. Cela implique, au niveau d’un groupe de sociétés, qu’aucune autre société située à l’étranger n’exerce sur la société cible une « influence » ou un « contrôle » qui soit plus important que celui exercé par le holding français ou une de ses sociétés liées situées en France. Autant dire qu’il pourrait être difficile pour un groupe étranger de concilier ses règles de gouvernance internes, qui ont justement pour objet de centraliser chez une société mère étrangère le contrôle et l’influence sur les décisions stratégiques prises par les diverses entités du groupe, avec cette nouvelle exigence française d’un « centre décision » localisé sur le territoire national.

Cette différence de traitement entre les schémas « LBO » organisés en France en fonction de la localisation de leur centre de décision semble d’ailleurs avoir été voulue par le législateur. Celui-ci a exposé dans les motifs de son amendement que le mécanisme de réintégration ne vise pas tant à limiter la déduction abusive d’intérêts dans des situations où le contribuable est, en substance, privé de tous les attributs d’un propriétaire et/ou d’un actionnaire, mais plutôt à empêcher la déduction d’intérêts dans les situations où les titres de participation sont « en fait, gérés depuis l’étranger » 6. Au cours des débats parlementaires, l’exemple d’une société mère américaine utilisant une entité française (holding d’acquisition) pour l’acquisition d’une société opérationnelle (la cible) située en Allemagne ou en République tchèque a d’ailleurs été cité comme emblématique des abus visés par la nouvelle législation 7

Pour toutes ces raisons, la compatibilité de cette mesure de réintégration avec les libertés fondamentales de l’Union Européenne (UE) prête sérieusement à discussion. D’abord parce cette nouvelle disposition est susceptible de constituer une « restriction » à la liberté d’établissement 8 (1.), puis parce qu’il sera difficile pour le gouvernement français de justifier cette mesure au titre d’une raison impérieuse d’intérêt général (2.).

1. L’atteinte potentielle aux libertés de circulation

En droit communautaire, cette législation est a priori suspecte dans la mesure où elle repose indirectement sur une distinction entre les résidents et les non-résidents. Si une telle distinction n’est pas en soi contraire aux libertés de circulation, elle peut aisément rentrer en contrariété avec celles-ci dès lors qu’elle est porteuse d’un effet « restrictif » ou « indirectement discriminatoire » à l’encontre des contribuables qui font usage de leurs libertés de circulation 9. À première vue, le mécanisme de réintégration prévu par l’article 209-IX du CGI s’applique à tous les holdings d’acquisition passibles de l’impôt sur les sociétés en France, indépendamment de la résidence fiscale de leurs actionnaires. Néanmoins, dans la mesure où la principale clause de sauvegarde fait clairement référence au territoire sur lequel les décisions relatives aux titres de participation sont prises, la loi introduit de facto une différence de traitement entre, d’une part, les holdings d’acquisition français détenus directement ou indirectement par des non-résidents et, d’autre part, les holdings d’acquisition français détenus principalement par des résidents français. Alors que les holdings de la première catégorie sont clairement exposés à un risque de réintégration de leur charge d’intérêt dès lors que l’acquisition a été financée par un recours excessif à l’emprunt, les holdings de la deuxième catégorie bénéficient automatiquement de la clause de sauvegarde alors même que l’acquisition aurait été financée par un recours excessif à l’emprunt. Dans cette situation purement interne, en effet, le centre décisionnel est nécessairement situé en France et le holding peut donc ipso facto se prévaloir de la clause de sauvegarde pour échapper à toute réintégration. Pour les holdings d’acquisition situés en France mais contrôlés directement ou indirectement par des non-résidents, en revanche, la preuve de l’existence d’un centre de « décision autonome » et de l’exercice d’une « influence » ou d’un « contrôle » sur la cible depuis la France sera beaucoup plus difficile à apporter et exigera, dans bien des cas, une réorganisation du groupe. Dans ces conditions, la portée pratique de cette mesure anti-abus est bien limitée aux holdings d’acquisition contrôlés directement ou indirectement par des contribuables non-résidents. Elle désavantage les structures de financement transfrontalières et, plus largement, les groupes contrôlés depuis l’étranger qui font usage de leurs libertés de circulation en investissant via des holdings d’acquisition français. Désavantage qui, aux yeux de la Cour de Justice, risque bien d’être constitutif d’une « restriction » contraire à la liberté d’établissement des entreprises à l’intérieur de l’UE.

Un exemple concret peut illustrer ces propos et le caractère restrictif de cette mesure. Supposons qu’un holding d’acquisition français doté d’un minimum de substance en termes de personnel, d’équipements et d’activités, fasse appel à l’endettement pour financer l’acquisition de sociétés opérationnelles situées en France et/ou à l’étranger. Que se passera-t-il si la société mère de ce holding, située dans un autre État membre de l’Union européenne, prend effectivement les décisions relatives aux titres détenus par le premier ? Il ne fait aucun doute que le mécanisme de réintégration s’appliquera en l’espèce et qu’une partie des charges financières jugée artificielle ne sera pas déductible de la base imposable du holding au titre de l’impôt sur les sociétés. Apportons maintenant une modification mineure aux faits discutés : la société mère qui prend effectivement les décisions concernant les titres n’est plus située à l’étranger, mais en France. La règle de réintégration continuera-t-elle à s’appliquer ? La réponse est évidemment négative, indépendamment de la nature artificielle et/ou abusive du schéma d’acquisition de la société cible. Autrement dit, bien que ces deux exemples soient basés sur des faits et des circonstances objectivement comparables – une société d’un groupe réduisant son assiette fiscale en France par l’intermédiaire d’une acquisition financée principalement par de la dette (ledit « effet de levier fiscal ») – le traitement fiscal assuré par l’amendement Carrez est radicalement différent et, à ce titre, discriminatoire. Discrimination qui sème le doute sur l’objectif réel poursuivi par le législateur français : s’agit-il d’empêcher {in abstracto} la déduction artificielle des charges financières (ledit « base erosion »), ou bien de rendre la fiscalité française moins attrayante pour les investisseurs étrangers réalisant des opérations type LBO sans compromettre la capacité des investisseurs nationaux à réaliser ce type de montage financier ? Compte tenu des différents paramètres de cette mesure, ainsi que de l’exposé des motifs de cet amendement, il n’est pas interdit de conclure à une intention protectionniste du législateur français. Cette loi ne s’attaque pas à tous les montages financiers type « LBO » qui diminuent artificiellement l’assiette fiscale des entreprises, mais a pour seul effet (i) d’inciter les groupes de sociétés étrangers ayant recours à de tels montages en France à relocaliser certaines fonctions sur le territoire français, ou (ii) de dissuader les groupes de sociétés étranger à sous-traiter ou délocaliser des fonctions exercées aujourd’hui en France vers un autre État membre. Effet pratique qui doit être replacé dans le contexte de la fiscalité internationale : en matière de prix de transfert, c’est principalement le critère des « fonctions » et du « risque » qui gouverne aujourd’hui la répartition internationale de la matière imposable entre les sociétés membres d’un même groupe.

Cette incertitude qui entoure les intentions réelles du législateur français ne sera pas de nature à susciter l’indulgence de la Cour de Justice si le gouvernement français devait un jour être amené à justifier cette restriction par la poursuite d’une raison impérieuse d’intérêt général.

2. La difficile justification de cette mesure

En admettant que cette mesure de réintégration constitue une restriction, le gouvernement français peut encore la « sauver » au regard du droit communautaire en excipant qu’elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général. À ce titre, la justification la plus appropriée semble être la nécessité de préserver une répartition équilibrée des pouvoirs d’imposition. Si le principe de territorialité, la nécessité de préserver la cohérence fiscale ou la nécessité de combattre l’évasion fiscale seraient aussi des justifications recevables devant la Cour de Justice, reste que l’interprétation donnée par celle-ci de ces justifications est beaucoup plus stricte et réduirait substantiellement les chances (déjà minces) de succès du gouvernement français 10. Nous nous concentrerons donc sur les chances de succès du moyen tiré de la première justification.

Une fois l’objectif présenté par le législateur national jugé recevable par la Cour de Justice, se pose la question épineuse des moyens employés par le premier pour atteindre cet objectif. De l’avis de la Cour, une restriction ne peut être justifiée que si elle est propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi (test d’adéquation) et si elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (test de proportionnalité). À cet égard, certains éléments du dispositif discutés plus haut semblent sérieusement contrarier les chances du gouvernement français de passer le premier test. Certes, une norme fiscale qui rejette la déduction des charges financières provenant d’acquisitions reposant sur un endettement excessif – situations où les charges d’intérêts ne sont pas compensées par un bénéfice imposable futur au niveau du holding d’acquisition – peut être considéré comme une mesure appropriée permettant de renforcer le principe de symétrie et, par voie de conséquence, de garantir une répartition équilibrée des pouvoirs d’imposition entre les Etats membres11. Reste que l’examen de la portée pratique de ce dispositif montre que ce n’est pas tant le principe de symétrie qui est visé par le législateur, que la délocalisation croissante à l’intérieur des groupes de sociétés des fonctions en dehors du champ territorial de l’impôt sur les sociétés français. Les schémas de LBO organisés et dirigés depuis la France ne sont, en effet, pas visés par l’amendement Carrez. Il va sans dire que si cet effet protectionniste de la mesure venait à être reconnu par la Cour, il semble peu probable que le gouvernement français parvienne à démontrer qu’une mesure qui rentre en contrariété avec l’essence même du marché intérieur soit « appropriée » pour atteindre un objectif d’intérêt général recevable devant la Cour de Justice. Il n’est pas inutile de préciser à cet égard que la Cour de Justice ne limite généralement pas son appréciation à « l’étiquette de la marchandise », telle que présentée par le législateur national, mais en profite pour « contrôler la pertinence des moyens choisis par l’Etat au regard de l’objectif que celui-ci prétend poursuivre » 12.

Enfin, dans l’hypothèse où l’indulgence de la Cour de Justice l’amènerait à fermer les yeux sur l’effet protectionniste de cette loi, reste le barrage du test de proportionnalité. Là encore, les chances de succès du gouvernement français seront minces. Il est de jurisprudence constante que pour passer ce test une mesure nationale ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif recherché et qu’aucune autre mesure moins contraignante ne doit être susceptible de remplir cet objectif. Le juge européen vérifie ainsi un « rapport de juste proportion entre la situation, la finalité et la décision » 13. En l’espèce, il faut s’attendre à ce que la Cour de Justice soit d’avis que cette mesure de réintégration, en dépit de ses trois clauses de sauvegarde, va bien au-delà de ce qui est nécessaire pour garantir une répartition équilibrée des pouvoirs d’imposition. Le point critique de ce dispositif tient probablement à l’affranchissement de toutes les opérations d’acquisition dont le « centre de décision » est réputé situé en France : le bon sens indique en effet que ce n’est pas tant la localisation du centre de décision à l’intérieur d’un groupe de sociétés qui est à l’origine de la rupture du principe de symétrie au niveau du holding d’acquisition, mais bien un endettement excessif de celui-ci, lequel est rendu possible grâce à son appartenance à un groupe de sociétés.

Pour toutes ces raisons, la pérennité de cette mesure anti-abus au regard du droit communautaire est bien incertaine. Il est à craindre que le législateur français reçoive, une fois de plus, un sermon des institutions de l’UE.

 


 

1 Voir, en particulier, l’art. 12 de la loi n° 2010-1657, qui a étendu la portée de la législation anti sous-capitalisations aux prêts octroyés par des tiers dès lors qu’ils sont garantis par une société liée.
2 La société doit réintégrer dans son résultat fiscal le résultat de la fraction entre le prix d’acquisition des titres (numérateur) et le montant moyen des dettes de l’entreprise (dénominateur) multipliée par le total des charges financières sur l’exercice (compte 66).
3 L’amendement Carrez prévoit deux autres clauses de sauvegarde : (i) lorsque l’acquisition n’a pas été financée par de la dette, ou (ii) lorsque le ratio d’endettement du groupe auquel appartient le holding d’acquisition est au moins égal à son propre ratio d’endettement. Ces clauses sont toutefois par nature inaccessibles aux montages financiers de type « LBO ».
4 La clause de sauvegarde renvoie à l’art. L 233-3 du Code de commerce et ne peut, en principe, être invoquée que par (1) la société acquéreuse elle-même, (2) la société mère de la société acquéreuse (y compris toute société apparentée de niveau supérieur) ou (3) une société liée qui est contrôlée par la même société mère (c’est-à-dire une société « sœur »).Une telle portée restreinte, qui, par exemple, exclut du champ d’application de la clause de sauvegarde une filiale de la société acquéreuse, est difficile à justifier à la lumière des objectifs définis par le législateur au cours des débats parlementaires. Sans surprise, il semble que l’administration fiscale soit disposée à étendre le champ d’application de cette clause de sauvegarde aux filiales de la société acquéreuse (v. Projet d’Instruction soumis à consultation publique, BOI, 4H).
5 V. note 4.
6 Voir rapport AN n° 19 rect., amendement présenté par M. Carrez, vue d’ensemble
7 Voir JOAN CR, 2 décembre 2011, 2e session.
8 C’est bien la liberté d’établissement qui s’applique en l’espèce à l’exclusion de la libre de circulation des capitaux, puisque les titres de participation détenus par la holding d’acquisition ont par nature vocation à permettre l’exercice d’une influence sur la société cible. Pour la distinction entre liberté d’établissement et libre circulation des capitaux, notamment la priorité qui doit être accordée à la première pour les investissements intra-groupe, v.n. CJCE, 18 juillet 2007, aff. C-231/05, Oy AA.
9 La nécessité de lutter contre l’évasion fiscale ne manquera pas d’être soulevée par le gouvernement français, dans la mesure où ce dispositif se présente comme une mesure anti-abus. Reste que cette justification est seulement acceptée par la Cour de Justice dans des circonstances strictes : une législation nationale ne peut être justifiée par ce motif que si son application est strictement limitée à des montages purement artificiels visant à contourner la législation de l’État membre concerné (voir E. Robert & D. Tof, « The Substance Requirement and the Future of Domestic Anti-Abuse Rules within the Internal Market », 51 European Taxation 11, p. 437 (2011)). Compte tenu du fait que l’amendement Carrez n’a pas tant pour objet de vérifier le degré d’artificialité des schémas d’acquisition concernés, mais plutôt d’instituer une présomption d’abus aussitôt que le schéma d’acquisition est contrôlé depuis l’étranger, il est peu probable que le test de proportionnalité soit rempli en l’espèce.
11 CJUE, 18 septembre 2008, aff. C-282/07, l’État belge c. Truck Center SA, para. 70.
12 D. Berlin, « Jurisprudence fiscale européenne (1er janvier 2007- 31 décembre 2007) », RTDE, n° 1, 2008, p. 156.
13 G. Braibant, « Le principe de proportionnalité », Mélanges offerts à Marcel Waline, t.I, 1974, p. 298.
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Eric Robert

Conseiller fiscal auprès de l’OCDE depuis mars 2014, Eric Robert est membre de l’équipe BEPS chargée de la coordination de l’ensemble des 15 Actions du Plan D’Action et, plus précisément, […]