L’introduction d’un legal privilege en droit français, fait l’objet de discussions depuis plusieurs décennies. Voté avec la « Loi Justice », puis censuré par le Conseil constitutionnel comme cavalier législatif, le sujet revient dans le processus législatif (notamment mercredi 14 février 2024 devant le Sénat).
Qu’est-ce que le Legal privilege ?
La problématique est simple. Les consultations émises par des juristes d’entreprise à destination des décideurs dans une entreprise peuvent être sensibles notamment quand elles alertent sur des risques de non-conformité. Pourtant, ces consultations peuvent être saisies dans le cadre d’enquêtes diligentées par des autorités administratives ou même de mesures d’instruction dans le cadre de litiges avec des partenaires commerciaux. Il s’ensuit un risque d’auto-incrimination pour les entreprises qui peuvent par conséquent être incitées à recourir à l’oralité des avis et recommandations juridiques, source de difficultés et de risques pour les juristes, les entreprise et leurs dirigeants (mauvaise compréhension des règles, difficile diffusion des bonnes pratiques, etc.)
À l’inverse, les consultations émises par des avocats sont couvertes par le secret professionnel et sont donc écartées de telles saisies.
L’introduction d’un legal privilege en droit français (du nom du système d’inspiration anglo-américaine déjà en place de longue date dans la plupart des pays) est soutenu par le Gouvernement qui y voit une avancée pour l’attractivité de la France (la mesure permettrait de placer les juristes d’entreprises français sur un pied d’égalité avec leurs homologues à travers le monde) et un moyen efficace de renforcer le respect du droit en entreprise (l’écrit confidentiel permettant d’alerter plus efficacement sur les risques et d’agir dans le cadre d’une démarche préventive).
La censure du Conseil constitutionnel
Le legal privilege a été introduit à l’article 49 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023‑2027, dite « Loi Justice ».
L’encadrement du legal privilege a alors fait l’objet de débats entre les associations de juristes d’entreprise, les organisations représentant les avocats et les autorités administratives (notamment afin d’éviter la création d’un nouvelle profession réglementée).
Alors que le projet de Loi Justice était adopté par le Parlement, le Conseil constitutionnel a censuré l’introduction du legal privilege (Décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023). Sans se prononcer d’une quelconque manière sur le fond, les Sages de la République ont jugé cette mesure constitutive d’un « cavalier législatif », c’est-à-dire d’une disposition légale qui n’a pas sa place dans le texte de loi dans lequel le législateur a souhaité la faire figurer.
Sans doute est-il surprenant qu’il soit indiqué que la confidentialité des avis des juristes d’entreprise « ne présente pas de lien, même indirect […] avec aucune […] des dispositions » de la Loi Justice. Mais telle a été la position du Conseil constitutionnel, qui appliquait dès lors sa jurisprudence constante en déclarant que la disposition avait été adoptée « selon une procédure contraire à la Constitution ».
La contre-attaque du législateur
L’objectif n’est toutefois pas abandonné par le législateur.
C’est ainsi qu’une proposition de loi « visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise » a été enregistrée à la présidence du Sénat le 17 novembre 2023.
Le texte proposé est pratiquement identique à celui ayant été censuré par le Conseil constitutionnel, sous réserve de trois ajouts : une définition de ce qu’est une consultation juridique, l’extension de la confidentialité aux documents préparatoires de la consultation à l’exclusion des faits portés à la connaissance du juriste, l’ajout de « tout responsable de service opérationnel » à la liste des destinataires des consultations couvertes par la confidentialité.
Par ailleurs, une proposition de loi « relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise » a été enregistrée à la présidence de l’Assemblée Nationale le 21 décembre 2023. Le texte est identique à celui déposé au Sénat hormis l’ajout visé ci-dessus relatif à « tout responsable de service opérationnel » qui n’y est pas mentionné.
Les deux propositions de loi prévoient toujours la création d’un nouvel article 58-1 au sein de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (relative aux professions juridiques) qui introduirait le legal privilege, c’est-à-dire la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise, en les rendant ainsi insaisissables dans le cadre de procédures ou litiges en matière civile, commerciale ou administrative.
L’encadrement du legal privilege, issu des discussions entre les diverses parties prenantes, a également été conservé, à savoir :
- des exigences relatives à la formation des juristes (master en droit, formation initiale et continue en déontologie) ;
- des exigences relatives aux destinataires des consultations(le représentant légal, son délégataire, tout autre organe de direction, d’administration ou de surveillance de l’entreprise qui emploie le juriste , toute entité ayant à émettre des avis auxdits organes ou aux organes des entreprises contrôlant ou contrôlée par l’entreprise qui emploie le juriste et, dans la proposition de loi déposée au Sénat, tout responsable de service opérationnel) ;
- une condition de forme (les consultations doivent porter la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » ) ;
- une exclusion de la confidentialité des consultations dans le cadre de procédures pénales ou fiscales ;
- une possibilité pour les autorités administratives de contester la confidentialité lorsque la consultation a « pour finalité d’inciter à ou de faciliter la commission des manquements aux règles applicables » ;
- l’existence d’une sanction pénale en cas d’apposition frauduleuse de la mention : « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » sur un document qui ne relève pas des conditions susvisées (trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende conformément à l’article 441‑1 du code pénal applicable au faux et à l’usage de faux).
En dépit de cet encadrement rigide, et soulevant des discussions sur sa mise en œuvre, le texte constituerait une avancée significative pour les fonctions juridiques de plus en plus importantes pour les groupes compte tenu de la complexité des règles auxquelles ils doivent se conformer. C’est, tout particulièrement, un alignement du juriste d’entreprise français avec les solutions de la majorité des systèmes juridiques à travers le monde. La mesure serait ainsi incontestablement un élément d’attractivité du droit français.
Elle revient dans l’actualité législative de 2024. En effet, la proposition de loi déposée devant le Sénat est à l’ordre du jour de la séance publique du Mercredi 14 février 2024 (Séance publique – Ordre du jour – Sénat (senat.fr)).