Pas de responsabilité de l’État en l’absence de violation manifeste du droit de l’UE, appréciée à la date de la décision en cause

Le Conseil d’État juge que :

1°- Pour caractériser une violation du droit de l’UE susceptible d’engager la responsabilité de l’État à raison d’une décision du juge administratif devenue définitive, il doit être recherché si la décision a manifestement méconnu le droit de l’UE au regard des circonstances de faits et de droit applicables à la date de cette décision.

2°- L’obligation d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort de soumettre une question préjudicielle à la CJUE, ne crée pas de droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers, bien qu’elle constitue un des éléments que le juge national doit prendre en considération pour statuer sur une demande en réparation fondée sur la méconnaissance manifeste du droit de l’UE par une décision juridictionnelle. Elle ne constitue pas une cause autonome d’engagement de la responsabilité d’un État membre.

Rappel

Depuis l’arrêt Krupa (21 mars 2011, n°306225) marquant l’abandon du régime de la faute lourde dans les opérations d’assiette ou de recouvrement, la responsabilité de l’administration fiscale peut être engagée pour faute simple dans tous ses domaines d’activité.

Toutefois, seule la caractérisation d’une faute lourde par une juridiction administrative dans l’exercice de son pouvoir juridictionnel est susceptible d’engager la responsabilité de l’État et de donner le droit à indemnité. La faute lourde sera notamment caractérisée si le contenu de la décision juridictionnelle devenue définitive est entaché d’une violation manifeste du droit communautaire ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (CE, 18 juin 2008, n°295831, Gestas).

Le Conseil d’État a par ailleurs précisé que le juge doit tenir compte de l’état du droit à la date à laquelle il statue et non de l’état du droit à la date de la décision litigieuse pour apprécier l’existence d’une violation du droit de l’UE par une décision juridictionnelle (CE, 19 avril 2019, n°423643, Sté Fauba France).

L’histoire

En 2008, une société luxembourgeoise perçoit des dividendes de sociétés françaises soumis à une RAS de 15 % en application des dispositions de l’article 119 bis, 2 du CGI et de la convention fiscale franco-luxembourgeoise. Par la suite, elle demande la restitution de cette RAS considérant qu’elle porte atteinte aux règles établies par le droit de l’UE et notamment à la libre circulation des capitaux, prévue à l’article 63 TFUE – du fait de la différence de situations entre les sociétés déficitaires percevant des dividendes selon qu’elles sont résidentes de France (absence d’imposition) ou résidentes d’un autre État membre (RAS).

Après le rejet par le Conseil d’État de sa demande de restitution de RAS (CE, 29 octobre 2012, n°352209), la société tente d’engager la responsabilité de l’État en réparation du préjudice subi du fait de la méconnaissance, par le Conseil d’État, du droit de l’UE. La demande d’indemnisation est fixée à hauteur de la RAS supportée.

Les juges du fond ont rejeté cette nouvelle demande dans un contexte qu’il convient de rappeler (TA de Paris du 29 novembre 2017 n°1600429, CAA Paris 9 juillet 2020 n°18PA01032).

Postérieurement à la décision litigieuse du Conseil d’État du 20 octobre 2012, la CJUE, saisie d’une question préjudicielle par le Conseil d’État, a rendu la décision Sofina dans laquelle elle a confirmé la contrariété au droit de l’UE du traitement différencié des sociétés déficitaires, selon qu’elles sont résidentes de France ou non, à raison de l’application de la RAS de l’article 119 bis, 2 du CGI sur les dividendes de source française (CJUE, 22 novembre 2018, affaire 575/17, Société Sofina ). Le Conseil d’État a ensuite pris acte de cette réponse et a lui-même tranché la décision en ce sens (CE, 27 février 2019, n°398662, Société Sofina).

C’est donc à la lumière de ce contexte qu’il faut replacer l’affaire soumise au Conseil d’État au titre d’un contentieux indemnitaire, la décision de la CAA de Paris ayant rejeté à cet égard les arguments de la société.

Notons que la société demande au Conseil d’État, outre l’annulation de la décision de la CAA de Paris de saisir, à titre subsidiaire, la CJUE de 4 questions préjudicielles.

Décision du Conseil d’État

Afin de juger de cette demande en indemnité, le Conseil d’État rappelle tout d’abord le cadre juridique applicable :

  • La responsabilité de l’État peut être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle devenue définitive est entaché d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (CJUE, 30 septembre 2003, affaire C-224/01, Köbler).
  • Pour apprécier si le contenu d’une décision juridictionnelle de l’ordre administratif est entaché d’une violation manifeste du droit de l’UE, il appartient au juge administratif, de tenir compte de tous les éléments caractérisant la situation qui lui est soumise (CJUE 30 septembre 2003 Köbler, affaire C-224/01, CJUE 28 juillet 2016 Tomásová, affaire C-168/15, CJUE 29 juillet 2019 Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe, affaire C-620/17), notamment :
    • du degré de clarté et de précision de la règle de droit de l’Union en question,
    • de l’étendue de la marge d’appréciation que cette règle laisse aux autorités nationales,
    • du caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé,
    • du caractère excusable ou inexcusable de l’éventuelle erreur de droit,
    • de la position prise, le cas échéant, par une institution de l’UE et ayant pu contribuer à l’adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit de l’UE,
    • de la méconnaissance, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel au titre du 3ème alinéa de l’article 267 du TFUE.

Il souligne en particulier, qu’une violation du droit de l’UE est suffisamment caractérisée lorsque la décision juridictionnelle concernée est intervenue en méconnaissance manifeste d’une jurisprudence bien établie de la CJUE en la matière.

En l’espèce, il relève que :

  • Le Conseil d’État (composé des membres de la formation de jugement statuant sur la décision) avait entendu placer sa décision du 29 octobre 2012 dans le prolongement des arrêts visés de la CJUE et notamment de la décision du 22 décembre 2008 Belgique c/ Truck Center SA (C-282/07) qui avait expressément admis la conformité au droit de l’UE d’une différence de traitement consistant en l’application de techniques d’imposition différentes selon le lieu d’établissement des sociétés bénéficiaires de capitaux, les sociétés non-résidentes étant assujetties à une RAS tandis que les sociétés résidentes étaient imposées à l’IS.
  • Il lui appartient de se prononcer en considération des circonstances de fait et de droit applicables à la date de sa décision du 20 octobre 2012 – la CAA n’a donc pas à juste titre fondée sa décision sur l’interprétation des articles 63 et 65 du TFUE donnée ultérieurement par la CJUE dans l’arrêt
  • Il résulte de la jurisprudence Köbler, que si la méconnaissance par une juridiction nationale statuant en dernier ressort de l’obligation de soumettre une question préjudicielle, laquelle ne crée pas de droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers, constitue un des éléments que le juge national doit prendre en considération pour statuer sur une demande en réparation fondée sur la méconnaissance manifeste du droit de l’UE par une décision juridictionnelle, elle ne constitue pas une cause autonome d’engagement de la responsabilité d’un État membre.

De plus, s’il appartient au Conseil d’État de motiver son refus de renvoyer une question préjudicielle à la CJUE, l’article 6 de la CEDH ne garantit pas un droit à ce qu’une question préjudicielle soit transmise à une autre juridiction.

Le Conseil d’État en conclut que la CAA de Paris a pu juger, sans commettre d’erreur de qualification juridique, que la violation du droit de l’UE soulevée par la société au regard de la décision du Conseil d’État rendue en 2012 ne présentait pas un caractère manifeste, et en déduire qu’elle n’était pas susceptible d’engager la responsabilité de l’État.

Le pourvoi, ainsi que les demandes de questions préjudicielles subséquentes, sont donc rejetés.

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]