Pertes fiscales et transfert de siège

Selon la dernière position de la CJUE, l’article 49 du TFUE ne s’oppose pas à ce qu’une réglementation d’un EM puisse exclure, en cas de transfert du siège de direction effective d’une société d’un EM vers un autre EM, l’imputation des pertes fiscales générées dans l’EM de départ sur les résultats réalisés dans l’EM d’accueil.

La CJUE a dû se prononcer à la suite de deux questions préjudicielles posées par la Cour administrative suprême tchèque dans la situation suivante :

La société néerlandaise Aurès Holding avait notamment constaté des pertes fiscales aux Pays-Bas au titre de l’exercice 2007. En 2008, elle étend son activité en République tchèque où elle crée une succursale constitutive d’un établissement stable dans cet État. En 2009, la société transfère son siège de direction effective, et donc sa résidence fiscale, des Pays-Bas vers la République tchèque à l’adresse de sa succursale tout en conservant son siège statutaire et son inscription au registre du commerce aux Pays-Bas.

De la sorte, à compter de l’exercice 2009, la société n’a plus d’activité économique aux Pays-Bas et n’est donc pas susceptible d’y générer des profits sur lesquels imputer ses pertes fiscales reportables. Elle demande donc à l’administration fiscale tchèque de pouvoir imputer ses pertes réalisées aux Pays-Bas en 2007 sur les résultats imposables au titre de l’exercice 2012 en République tchèque.

Dans ce contexte, la Cour administrative suprême tchèque sursoit à statuer et pose deux questions préjudicielles à la CJUE. Une nouvelle occasion, pour cette dernière, de préciser les contours de la notion de « pertes définitives » mise en avant dans sa décision Marks et Spencer (13 décembre 2005, aff. C-446/03) et source de nombreuses difficultés d’interprétation (voir en ce sens CE 15 avril 2015, n° 368135, Société Agapes ; CJUE 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock, aff. C-650/16 ; TA Montreuil, 17 janvier 2019, n° 1707036, Groupe Lucien Barrière ; CJUE 19 juin 2019, aff. C-607/17 Memira et C 608/17 Holmen).

La CJUE a dû répondre à une 1re question sur l’étendue du champ d’application de la liberté d’établissement de l’article 49 TFUE dans le cadre d’un transfert de siège de direction effective

La CJUE s’est déjà prononcée sur ce point dans un contexte similaire. Elle a ainsi considéré que lorsqu’une société constituée selon le droit d’un EM, transfère son siège de direction effective dans un autre EM, sans que ce transfert de siège affecte sa qualité de société constituée selon le droit du 1er EM, elle peut se prévaloir de l’article 49 TFUE aux fins, notamment, de mettre en cause les conséquences fiscales attachées à ce transfert dans l’EM de départ (CJUE, 29 novembre 2011, National Grid Indus, C-371/10).

La CJUE se réfère à cette jurisprudence pour juger symétriquement qu’une société ayant opéré un tel transfert peut se prévaloir de l’article 49 TFUE aux fins de mettre en cause le traitement fiscal qui lui est réservé dans l’EM d’arrivée.

La Cour répond ainsi à la première question posée que : « L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’une société constituée selon le droit d’un État membre, qui transfère son siège de direction effective dans un autre État membre sans que ce transfert affecte sa qualité de société constituée selon le droit du premier État membre, peut se prévaloir de cet article aux fins de contester le refus, dans l’autre État membre, du report des pertes antérieures audit transfert. »

En raison de la réponse positive à la 1re question, la CJUE a dû se prononcer sur la 2e question portant sur la possibilité pour l’EM d’accueil de s’opposer à la déduction des pertes générées dans l’EM de départ en cas de transfert de siège de direction effective

Dans le cas soumis, la CJUE reconnaît une différence de traitement fiscal …

La réglementation tchèque reconnait le droit aux contribuables tchèques de déduire de l’assiette soumise à l’impôt sur les sociétés les pertes fiscales réalisées au cours des cinq exercices antérieurs.

A ce titre, la CJUE souligne que le fait d’exclure du bénéfice de ce droit les pertes fiscales qu’une société, résidente d’un EM [i.e. République tchèque], a générées par application du droit d’un autre EM [i.e. Pays-Bas] dans cet autre EM [Pays-Bas], au cours d’une période d’imposition pendant laquelle elle en était résidente fiscale, constitue une différence de traitement fiscal par rapport à l’avantage accordé à une société résidente constituée sur le même territoire [République tchèque] qui a subi des pertes au cours de la même période. Cette différence de traitement fiscal pourrait dès lors dissuader la société de transférer son siège de direction effective dans un autre EM aux fins d’y exercer ses activités économiques.

La CJUE rappelle qu’une telle différence de traitement ne saurait être admise, en considération de la liberté d’établissement, que si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général (CJUE 17 juillet 2014, Nordea Bank Danemark, C 48/13 et 17 décembre 2015, Timac Agro Deutschland, C-388/14).

… justifiée en l’espèce

En référence à sa jurisprudence antérieure, la CJUE relève que la comparabilité d’une situation transfrontalière avec une situation interne doit être examinée en tenant compte de l’objectif poursuivi par les dispositions nationales en cause (CJUE 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock, C-650/16).

A cet égard, la Cour observe que la législation tchèque en cause tend, en substance, à préserver la répartition du pouvoir d’imposer entre les EM et à prévenir les risques de double déduction des pertes.

Justification tirée de la sauvegarde de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les EM

Selon la CJUE, à la différence d’une société résidente d’un EM qui y a subi des pertes, la situation d’une société qui transfère son siège de direction effective entre 2 EM est soumise successivement à la compétence fiscale de 2 EM :

  • EM d’origine [ici Pays-Bas] à raison de la période d’imposition au cours de laquelle les pertes ont été subies ; et
  • EM d’accueil [ici République tchèque], au titre de la période d’imposition au cours de laquelle cette société demande l’utilisation de ces pertes

Justification tirée du souci d’éviter une double prise en compte des pertes

Ainsi, dans une telle situation, la société qui a transféré son siège de direction effective d’un EM à un autre EM, pourrait être conduite à faire valoir l’utilisation des mêmes pertes auprès des autorités de l’EM d’origine et de l’EM d’accueil. Ce qui, d’après la Cour, « est de nature à générer un risque accru de double prise en compte des pertes ».

Par ailleurs, on relèvera que ce risque est d’autant plus important en l’espèce puisque :

  • la société ayant conservé son siège statutaire aux Pays-Bas, elle serait en mesure d’exercer une activité économique dans les 2 EM : les Pays-Bas (lieu du siège statutaire) et la République tchèque (lieu de son établissement stable et de son siège de direction effective) ; et
  • la réglementation des Pays-Bas autorise l’imputation des pertes générées au cours des 9 années précédentes

Respect du principe de proportionnalité : absence de « pertes définitives »

Pour mémoire, selon une jurisprudence constante de la CJUE relative aux « pertes définitives », il est disproportionné pour l’EM de résidence de la société (société mère ou siège en cas d’ES) de refuser la prise en compte de pertes de la filiale/ES dès lors que la filiale/ES non-résident(e) n’a plus aucune possibilité d’utiliser ces pertes (CJUE 13 décembre 2005, Marks et Spencer, aff. C-446/03 et CJUE 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock, C-650/16).

Par conséquent, comme le souligne la Cour, il ressort de ces décisions que la comparabilité des situations dépend également de la nature définitive de la perte en litige. À ce titre, reprenant en partie les conclusions de l’avocat général, la CJUE souligne que :

  • Les circonstances sont différentes. Dans l’affaire Bevola et Jens W. Tock, la société et l’ES se trouvent dans 2 EM différents au cours d’une même période d’imposition, i.e. cas de prise en compte, par une société résidente des pertes subies par son ES non-résident. A l’inverse, la société Aurès Holding a subi des pertes aux Pays-Bas au cours d’une période d’imposition pendant laquelle elle n’avait pas créé d’ES en République tchèque (points 56 et 57).
  • Une transposition de la solution retenue dans la décision Bevola et Jens W. Tock créerait une incompatibilité avec la jurisprudence de la CJUE en matière d’imposition à la sortie – i.e. possibilité pour l’EM d’origine de taxer les plus-values latentes afférentes à des éléments du patrimoine de la société qui transfère son siège de direction effective dans un autre EM. Ainsi, l’EM d’accueil ne saurait être tenu de prendre en compte des pertes subies avant le transfert, alors même qu’il ne disposait pas de compétence fiscale à l’égard de la société (points 72 et 73).

La CJUE conclut que, ne se trouvent pas dans une situation comparable au vu des objectifs tendant à préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les EM et à éviter la double déduction des pertes :

  1. les sociétés résidentes qui ont subi des pertes dans un EM [République tchèque] et
  2. les sociétés qui ont transféré leur résidence fiscale vers ce même EM [République tchèque] et qui avaient subi des pertes dans un autre EM [Pays-Bas] dans lequel elles conservent par ailleurs un siège statutaire

Ainsi, la CJUE répond à la 2e question que : « L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre qui exclut la possibilité pour une société, qui a transféré son siège de direction effective et, ce faisant, sa résidence fiscale dans cet État membre, de faire valoir une perte fiscale subie, préalablement à ce transfert, dans un autre État membre, dans lequel elle conserve son siège statutaire. »

À ce stade, il conviendra de noter que la CJUE ne se prononce pas sur la notion de « pertes définitives » au regard du maintien du siège statutaire dans l’EM d’origine et donc de la possibilité de reprise des activités économiques de la société dans cet État. De même, elle ne fait nullement référence à l’absence de cessation des activités du contribuable (cessation d’activité de l’établissement stable dans la décision Bevola et Jens W. Tock vs. transfert de siège dans la présente affaire), comme l’y invitait l’avocat général.

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]