Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – Septembre 2025 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.
Le contentieux porté devant le Conseil d’État dans l’affaire Menarini offre une illustration significative des enjeux de charge de la preuve en matière de prix de transfert, notamment s’agissant de la référence à un comparable unique et de la prise en compte d’une situation récurrente de pertes. Il juge que : 1° l’administration fiscale ne peut bénéficier de la présomption de transfert indirect de bénéfices à l’étranger instaurée par l’article 57 du CGI lorsqu’elle se prévaut du seul caractère excessif de charges exposées par une société française, sans établir que celles-ci l’auraient été dans le seul intérêt de sociétés étrangères du même groupe ; 2° pour établir le caractère surévalué d’un prix d’achat ou de vente, il est loisible à l’administration fiscale d’appliquer, lorsque les circonstances de l’espèce le justifient, la méthode du prix comparable en retenant un unique comparable « interne », c’est-à-dire impliquant l’une des entreprises parties à la transaction en litige.
La société A. Menarini Diagnostics France (AMDF) exerce une activité d’achat et de revente d’appareils et de produits de diagnostic médical. À l’issue d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos de 2011 à 2013, l’administration fiscale a estimé que la politique de prix pratiquée au sein du groupe conduisait à un transfert indirect de bénéfices au profit de deux sociétés italiennes du groupe, au sens de l’article 57 du CGI. Plus précisément, le service vérificateur a considéré que :
- d’une part, la société AMDF acquittait des prix d’achat excessifs pour certains produits, en s’appuyant sur la méthode du prix comparable sur le marché libre ;
- d’autre part, la société AMDF dégageait de manière générale des pertes d’exploitation récurrentes depuis sa création, alors que les entreprises indépendantes comparables étaient bénéficiaires (sauf lors d’un exercice pour l’une d’entre elles), ce qui traduirait un transfert de bénéfices au profit de la société mère du groupe.
Après le rejet de ses arguments par le TA de Montreuil (TA Montreuil, 7 oct. 2021, no 1912702 et 1912706) puis par la CAA de Paris (CAA Paris, 22 nov. 2023, n° 21PA06233), la société AMDF a saisi le Conseil d’État.
Validation du recours à un comparable unique lorsque le contribuable n’apporte pas la preuve suffisante d’un défaut de comparabilité
Pour démontrer un transfert de bénéfices sur l’une des gammes de produits, l’administration avait retenu la méthode du « prix comparable sur le marché libre », comparant le prix d’achat de produits facturés à la société AMDF avec celui des produits d’une autre gamme que la société achetait à un fournisseur indépendant. Le service vérificateur s’était donc appuyé sur un comparable interne unique pour déterminer sa rectification. La société AMDF, considérant que le produit vendu était certes similaire mais pas strictement identique, avait contesté la fiabilité de ce choix. Elle avait notamment fait état de différences substantielles portant sur les taux de marge et les modalités de remboursement des produits. Elle avait également reproché à l’administration de ne pas avoir recherché des comparables externes plus pertinents.
Le Conseil d’État valide le raisonnement de la cour administrative d’appel et confirme que l’administration fiscale peut recourir à un unique comparable interne, sous réserve d’en vérifier la fiabilité et la comparabilité effective. Il rappelle que les principes directeurs de l’OCDE (Principes de l’OCDE, par. 3.28 et s.) ne font pas de l’existence de plusieurs comparables une condition impérative, dès lors que le comparable retenu satisfait aux critères essentiels (par exemple, caractéristiques du produit, fonctions exercées, risques assumés, circonstances économiques et dispositions contractuelles). Le Conseil d’État précise que la charge de la preuve d’une différence substantielle ou d’une absence de comparabilité pèse alors sur le contribuable, qui doit indiquer précisément les ajustements nécessaires.
Dans le cas d’espèce, les juges ont constaté que les deux gammes de produits s’adressaient à la même clientèle et relevaient du même secteur, que la part de chiffre d’affaires concernée était significative et que l’absence d’autre comparable interne ou externe était justifiée. En d’autres termes, ils ont considéré que le niveau de comparabilité des deux produits était suffisant pour que le comparable interne unique soit admis. Le Conseil d’État considère ainsi que la cour n’a pas commis d’erreur de droit et n’a pas dénaturé les faits en admettant ce comparable unique.
L’ŒIL DE LA PRATIQUE
Cette solution s’inscrit dans le pragmatisme de la jurisprudence Amycel France (CE, 16 mars 2016, n° 372372, Sté Amycel France : Lebon T.) et des principes de l’OCDE, qui privilégient la qualité à la quantité des comparables. Elle apporte une réponse concrète à la difficulté, fréquente en pratique, de trouver des comparables utiles sur des marchés de niche ou dans des groupes fortement intégrés. Par ailleurs, cette approche pourrait être considérée comme participant à une tendance récente en matière de prix de transfert invitant à dépasser la simple accumulation de données afin de privilégier des points de comparaison précis et représentatifs comme le recours à la médiane1, la moyenne2 ou plus généralement à une valeur unique3.
Reste que cette solution soulève la question de la sécurité juridique du contribuable, exposé à une appréciation souvent subjective de la comparabilité et de la fiabilité du comparable unique. La société vérifiée doit dans tous les cas apporter la preuve de l’existence d’écarts ou de l’utilité d’ajustements, pourtant souvent contestés par les vérificateurs, avant d’être admise à développer une analyse économique différente. Or, les praticiens sont fréquemment confrontés à cette expérience : cette preuve peut s’avérer très difficile à apporter. Au regard de cette décision, justifier rigoureusement le choix de la méthode retenue et exclure explicitement le recours aux autres méthodes ou comparables paraît essentiel, dès l’élaboration de la documentation prix de transfert. Les principes de l’OCDE comme la réglementation française imposent en effet de retenir la méthode la plus pertinente au regard des transactions examinées. En vue de sécuriser la position adoptée, il est essentiel de documenter non seulement la pertinence du choix mais également les raisons pour lesquelles les autres méthodes – ou l’utilisation de comparables internes ou externes alternatifs – ne sont pas adaptées au cas d’espèce. L’analyse présentée par la société s’en trouvera renforcée et elle permettra d’anticiper les éventuelles contestations de l’administration ou des juges quant à la sélection de la méthode de prix de transfert.
La simple constatation d’une situation de pertes récurrentes ne suffit pas à établir l’existence d’un transfert indirect de bénéfices
Les vérificateurs avaient relevé que, sur plusieurs exercices, la société AMDF affichait des marges nettes négatives, alors même que les entreprises indépendantes comparables étaient bénéficiaires (marges nettes positives, à l’exception d’un seul exercice pour l’une d’elles). Ils avaient également relevé une part anormalement élevée des
« autres achats et charges externes », représentant 28 % à 43 % de son chiffre d’affaires (contre 13 % pour les comparables). Selon l’administration, pouvait ainsi être présumé un transfert de bénéfices vers la société mère du groupe, sa filiale française supportant ainsi des charges qui auraient profité à d’autres entités du groupe.
La cour administrative d’appel a suivi ce raisonnement, estimant que les pertes structurelles et la faiblesse de la marge nette suffisaient à présumer un transfert de bénéfices.
Le Conseil d’État censure cette approche : il juge que la seule situation de pertes, même récurrentes, ne peut suffire à établir une présomption de transfert de bénéfices, sauf à identifier précisément les dépenses qui auraient été supportées dans l’intérêt exclusif de la mère de groupe ou des autres filiales étrangères. Faute pour l’administration d’avoir caractérisé, poste par poste, les charges qui auraient dû incomber au groupe, la présomption de transfert n’est pas établie.
Le rapporteur public a développé cette analyse, en souli-gnant que, dans une situation de pleine concurrence, il est normal que le distributeur supporte les dépenses de prospec-tion et de promotion destinées à développer sa propre activité sur le marché français4. La circonstance que ces dépenses profitent indirectement au groupe ne saurait suffire à les requalifier. Sauf à démontrer qu’elles ont été engagées dans l’intérêt exclusif de la mère du groupe ou qu’elles participent à la valorisation d’un actif détenu à l’étranger, la charge de la preuve d’un avantage consenti incombe à l’administration. De même, la prise en charge de « frais de siège » ou de charges externes doit être précisément documentée et rattachée à une stratégie de groupe pour caractériser un transfert de bénéfices, ce qui faisait défaut en l’espèce.
Dès avant cette décision, le juge avait déjà eu l’occasion de rappeler que la normalité ou l’anormalité d’une situation déficitaire doit être appréciée au regard du secteur, de la conjoncture économique, des stratégies de développement, et non sur la seule base d’indicateurs comptables. Le rapporteur public a indiqué, en faisant référence à la décision Rottapharm du Conseil d’État (CE, 23 janv. 2015, n° 369214, SAS Rottapharm : Lebon T.), « qu’en regardant comme anormalement élevés des frais de promotion d’un médicament supérieurs à la moyenne constatée dans ce secteur économique, le juge d’appel avait méconnu le principe de non-immixtion de l’administration dans la gestion de l’entreprise ».
L’ŒIL DE LA PRATIQUE
La décision du Conseil d’État rappelle ainsi que, en matière de prix de transfert, la situation déficitaire d’une filiale française, même persistante, ne peut suffire à fonder une rectification si l’administration ne démontre pas concrètement l’existence d’un avantage consenti à une société liée. Cette position protège les entreprises françaises d’une lecture extensive de l’article 57 du CGI, qui conduirait à présumer systématiquement un transfert de bénéfices dès lors qu’une filiale française subit des pertes. Cette décision pourra être d’autant plus appréciée qu’elle pose une limite à l’interprétation de la décision ST Dupont5 qui avait permis de considérer les pertes de la société contrôlée comme suffisantes pour invoquer l’article L. 13 B du LPF – L’article L. 13 B du LPF permet à l’administration, lorsqu’elle réunit des éléments permettant de présumer l’existence d’un transfert indirect de bénéfices, de demander des précisions en matière de prix de transfert à un contribuable non soumis à l’obligation documentaire prévue par l’article L. 13 AA du LPF.
De manière indirecte, cette décision marque également un infléchissement par rapport à la tendance jurisprudentielle antérieure qui conduisait fréquemment l’administration à écarter l’application d’une méthode traditionnelle fondée sur la marge brute au profit de la méthode transactionnelle de la marge nette. Le lecteur se souviendra notamment de l’affaire Ferragamo (CAA Paris, 30 juin 2022, n° 20PA03601, Min. c/ Sté Ferragamo France : FI 4-2022, n° 4, § 9, comm. P. Escaut.), à l’occasion de laquelle l’administration avait elle-même substitué à l’analyse économique du contribuable une approche fondée sur la marge nette plutôt que sur la marge brute. Cette nouvelle orientation du Conseil d’État invite à un examen plus nuancé et individualisé du choix méthodologique, évitant ainsi de privilégier systématiquement la méthode transactionnelle de la marge nette au détriment d’une autre sans justification objective et circonstanciée. Elle souligne ainsi la nécessité d’adapter l’approche méthodologique aux spécificités du dossier, en s’appuyant sur une analyse fonctionnelle et économique rigoureuse, plutôt que sur des automatismes fondés sur une constatation factuelle simpliste.
- V. par ex. CAA Lyon, 21 déc. 2023, n° 21LY02821, Sumitomo Chemical Agro Europe (ou encore le projet de directive européenne sur les prix de transfert). ↩︎
- V. en ce sens CAA Paris, 13 déc. 2024, n° 23PA01130, Sté Roger Vivier Paris, C : FI 2-2025, n° 4, § 8, comm. E. Lesprit et S. Veerapen. ↩︎
- V. en ce sens les règles relatives au montant B du Pilier 1 de l’OCDE. ↩︎
- TA Versailles, 14 mai 2024, n° 2106534, SAS Nutrimetics France, C : FI 4-2024, n° 4, § 16, comm. E. Lesprit, N. Aït-Hamadouche, M. Arrighi et S. Bonenfant. ↩︎
- CE, 5 juill. 2023, n° 464928, SA ST Dupont, concl. R. Victor : Lebon T. ; FI 4-2023, n° 4, § 30, comm. E. Lesprit, N. Aït-Hamadouche et M. Arrighi ; RJF 10/23 n° 697. ↩︎
