Dans une récente décision, la CAA de Paris apporte d’utiles précisions sur les modalités de mise en œuvre du mécanisme de prorogation du délai de reprise de l’Administration en cas d’ouverture d’une enquête judiciaire pour fraude fiscale, prévu à l’article L. 188 B du LPF. Elle rappelle également les conditions dans lesquelles un abus de droit « rampant » est susceptible d’être caractérisé.
Eléments de contexte
L’abus de droit « rampant »
La procédure de l’abus de droit, prévue à l’article L. 64 du LPF, permet à l’Administration d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes fictifs ou qui n’ont pu être inspirés que par la seule volonté d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale qui aurait été supportée sans leur intervention, afin d’en restituer le véritable caractère.
On parle d’abus de droit « rampant » lorsque l’Administration n’a pas invoqué le texte de l’abus de droit et a donc motivé le redressement sur une autre base, mais que le juge estime qu’elle s’est placée, implicitement mais nécessairement sur le terrain de l’abus de droit – privant ainsi le contribuable des garanties procédurales spécifiques à ces redressements, notamment la faculté de saisir le Comité de l’abus de droit fiscal.
Les affaires dans lesquelles le juge de l’impôt a reconnu l’existence d’un abus de droit « rampant » sont, en pratique, rares.
A contrario, il a été jugé que l’Administration ne se livre pas à un abus de droit « rampant », lorsqu’elle se borne à requalifier une situation de fait au regard de la loi fiscale sans invoquer le caractère fictif ou frauduleux des actes passés par le contribuable (CE, 5 février 2009, n°307077, CE, 16 novembre 2009, n°305906). Plus récemment, le Conseil d’État a écarté l’existence d’un abus de droit « rampant » à raison de la caractérisation d’une distribution au profit d’un associé (CE, 11 février 2022, n°455794), ou encore pour une distribution caractérisée par la seule appréhension des revenus (CE, 8 mars 2023, n°463267).
Délai de reprise de l’administration fiscale
Le délai de reprise de droit commun (applicable, notamment, en matière d’impôt sur le revenu), expire, en principe, à la fin de la 3e année suivant celle au titre de laquelle l’imposition est due (LPF, art. L. 169).
Ce délai de reprise de droit commun est cependant susceptible d’être prorogé dans un certain nombre de situations. C’est notamment le cas lorsque l’Administration a, dans le délai de reprise, déposé une plainte ayant abouti à l’ouverture d’une enquête judiciaire pour fraude fiscale (LPF, art. L. 188 B). Dans cette hypothèse, les omissions ou insuffisances d’imposition afférentes à la période couverte par le délai de reprise, même si celui-ci est écoulé, peuvent être réparées jusqu’à la fin de l’année qui suit la décision qui met fin à la procédure et, au plus tard, jusqu’à la fin de la 10e année qui suit celle au titre de laquelle l’imposition est due.
Enfin, certains événements, lorsqu’ils interviennent avant l’expiration du délai de reprise, ont un effet interruptif sur la prescription, et ouvrent à l’Administration un nouveau délai d’égale durée pour mettre en recouvrement les droits omis (LPF, art. L. 189).
L’histoire
Un contribuable français était co-actionnaire d’une société française, également détenue par une société de droit luxembourgeois. Cette société française a été cédée en décembre 2007.
A l’issue d’une vérification de comptabilité portant sur la période 2007/2008, l’Administration a constaté que l’actionnaire personne physique français avait non seulement réalisé une plus-value afférente à sa part dans le capital de la société cédée, mais avait également appréhendé – sans l’avoir déclarée – la plus-value réalisée par la société luxembourgeoise.
Dans ce contexte, l’Administration a déposé, le 22 décembre 2010, une plainte pour fraude fiscale, laquelle a abouti à la condamnation du contribuable pour fraude fiscale par une décision du juge judiciaire du 29 novembre 2018, devenue définitive.
En parallèle, l’Administration a adressé au contribuable, le 20 mai 2015, une 1re proposition de rectification en se plaçant sur le terrain de l’abus de droit.
Le 14 août 2018, elle lui a adressé une seconde proposition de rectification, se substituant à la précédente, fondée cette fois sur les seules dispositions de l’article 120-3° du CGI et en appliquant la majoration de 80 % prévue en cas de manœuvres frauduleuses.
Elle a ensuite mis en recouvrement les impositions litigieuses le 30 novembre 2018.
Le contribuable a contesté le redressement, en se prévalant notamment de la prescription du droit de reprise de l’Administration, et, également de l’existence d’un abus de droit « rampant ».
La décision de la CAA de Paris
Sur la prescription
Au cas d’espèce, pour l’impôt sur le revenu de l’année 2007, le délai de reprise de droit commun prévu à l’article L. 169 du LPF expirait, en principe, le 31 décembre 2010.
Cela étant, dès lors que, le 22 décembre 2010, l’Administration avait déposé une plainte pour fraude fiscale, la prorogation du délai de reprise – d’une durée maximale de 10 ans – prévue à l’article L. 188 B du LPF était applicable, de sorte que le délai de reprise courrait en principe jusqu’au 31 décembre 2017 – ce dont se prévalait le contribuable.
Néanmoins, la 1re proposition de rectification, adressée au contribuable le 20 mai 2015 a interrompu ce délai de reprise. La CAA de Paris juge de manière claire à cet égard, que l’allongement du délai de reprise par l’effet des dispositions de l’article L. 188 B du LPF, ne saurait priver l’Administration de la faculté d’interrompre ce délai par une proposition de rectification laquelle a pour effet d’ouvrir à nouveau un même délai.
Se posait toutefois la question délicate de la durée de ce nouveau délai, les dispositions de l’article L. 188 B du LPF prévoyant que le délai de reprise peut être prorogé jusqu’à la fin de l’année qui suit la décision clôturant la procédure pénale, avec un butoir fixé à la fin de la 10ème année qui suit celle au titre de laquelle l’imposition est due.
Au cas d’espèce, la 2nde proposition de rectification – elle-même interruptive de prescription – ayant été adressée au contribuable le 14 août 2018 (soit avant la clôture de la procédure pénale) et la mise en recouvrement étant intervenue en novembre 2018, la CAA n’a pas eu à se prononcer sur ce point.
On notera que dans ses conclusions, le rapporteur public considère que ce nouveau délai devrait être celui d’un an et non de 10 ans.
Sur l’effet interruptif de la proposition de rectification
Le contribuable contestait, de plus, l’effet interruptif de la 1re proposition de rectification, fondée sur l’abus de droit, fondement auquel l’Administration a ensuite renoncé dans le cadre de la 2nde proposition de rectification.
Rappelons, à cet égard, que l’effet interruptif de la prescription attaché à la notification d’une proposition de rectification ne dépend pas de la pertinence des motifs de ces rehaussements. Aussi, la circonstance que dans une 2e proposition de rectification, l’Administration substitue un nouvel élément de base imposable à celui visé par la 1re notification n’est pas de nature à priver celle-ci de son effet interruptif de prescription – pour autant qu’il n’y ait pas de modification du quantum de l’imposition et que les garanties attachées à la nouvelle procédure aient été respectées (notamment, CE, 12 juin 1992, n°72194).
Sur l’existence d’un abus de droit « rampant »
La CAA de Paris écarte l’existence d’un abus de droit « rampant » au cas d’espèce.
Elle relève que si, dans le cadre de sa 1re proposition de rectification datée de 2015, l’Administration s’est placée sur le terrain de l’abus de droit fiscal, elle s’est fondée, dans sa 2nde proposition de rectification sur l’absence de déclaration par le contribuable des revenus de capitaux mobiliers correspondant au produit de la vente des titres de la société française par la société de droit luxembourgeois.
A cet effet, l’Administration a repris les constations du juge pénal (dans le cadre de la procédure parallèle pour fraude fiscale), selon lesquelles la société luxembourgeoise était dépourvue de toute substance (pas de moyens humains, ni matériels, absence d’activité opérationnelle, siège situé à une adresse de domiciliation) et la cession de titres détenus dans la société française avait été faite à un prix nettement supérieur à celui obtenu par les autres associés. Elle en a déduit que le contribuable s’était attribué le produit de la cession litigieuse en appréhendant les sommes transférées sur le compte de la société luxembourgeoise au Luxembourg.
La Cour relève que l’Administration n’a pas écarté, sur le terrain de la fictivité, les actes instituant la société au Luxembourg et qu’elle n’a pas davantage soutenu que les droits de cette dernière sur la plus-value litigieuse étaient en réalité détenus par le contribuable français.
Aussi conclut-elle à l’absence d’abus de droit « rampant », de sorte que le contribuable ne pouvait arguer qu’il aurait été privé des garanties procédurales spécifiques à l’abus de droit.