Selon la CJUE, la législation bulgare prévoyant l’application d’une retenue à la source sur les intérêts fictifs servis à une société prêteuse non-résidente n’est contraire ni aux directives européennes, ni au principe de libre circulation des capitaux.
L’histoire
Fin 2013, une société bulgare a souscrit un emprunt auprès de son actionnaire unique, une société établie au Luxembourg.
Il s’agissait d’un prêt convertible sans intérêt, remboursable à l’issue d’une période de 60 ans à compter de la date d’entrée en vigueur de la convention. Il était également prévu que l’obligation de l’emprunteur de rembourser le prêt s’éteindrait à tout moment si l’emprunteur procédait à une augmentation de son capital par apport en nature correspondant au montant du prêt à rembourser.
L’administration fiscale bulgare a procédé à un contrôle de la société au titre de la période comprise entre le 14 février 2014 et le 31 mars 2015. Elle a établi qu’à la date du contrôle, le prêt n’avait pas été transformé en capital et que l’emprunteur n’avait ni remboursé ce prêt, ni payé des intérêts. Elle a donc conclu à l’existence d’une opération donnant lieu à évasion fiscale, au sens de la loi bulgare. L’administration bulgare a, par conséquent, déterminé le taux d’intérêt de marché à appliquer à ce prêt, afin de calculer les intérêts qui auraient dû être payés par l’emprunteur afin de déterminer la retenue à la source de 10 % à acquitter par l’emprunteur bulgare.
La société a contesté le redressement devant les juridictions bulgares, en faisant valoir que cette retenue à la source avait été prélevée sur des intérêts fictifs, sans tenir compte de l’existence documentée d’un intérêt commercial à l’octroi d’un prêt sans intérêt, et en contrariété avec le droit de l’Union européenne.
La Cour administrative suprême bulgare a sursis à statuer et transmis à la CJUE une série de questions préjudicielles, portant sur la compatibilité de la législation bulgare au droit de l’UE.
La décision de la CJUE
Compatibilité de la législation bulgare aux directives européennes
La CJUE a d’abord été amenée à se prononcer sur la compatibilité de la législation bulgare prévoyant la taxation sous la forme d’une RAS des intérêts fictifs qu’une filiale résidente ayant bénéficié d’un prêt sans intérêts octroyé par sa société mère non-résidente aurait, selon les conditions de marché, été tenue de verser à cette dernière, avec les directives « intérêts-redevances », « mère-fille » et « apport en capital ».
Directive « intérêts-redevances »
Pour mémoire, la Directive 2003/49, dite « intérêts-redevances » prévoit l’exonération de toute imposition de paiements d’intérêts dans l’État membre d’origine, lorsque le bénéficiaire des intérêts est une société d’un autre État membre.
La Cour rappelle que, au sens de cette Directive, les intérêts sont définis comme « les revenus de créances de toute nature » et que « seul le bénéficiaire effectif peut percevoir des intérêts qui constituent les revenus de telles créances ». Elle précise, à cet égard, que la notion de bénéficiaire effectif doit être interprétée comme désignant « une entité qui bénéficie réellement, sur le plan économique, des intérêts qui lui sont versés, et qui dispose du pouvoir d’en déterminer librement l’affectation », et ne doit pas être entendue dans une acceptation technique (on notera que la Cour se réfère ici expressément à ses arrêts dits « danois » du 26 février 2019).
Or, lorsque l’administration fiscale établit, en vue de les taxer par voie de retenue à la source, des intérêts fictifs relatifs à un prêt sans intérêt, le prêteur ne reçoit aucun intérêt et ne peut donc pas être considéré comme un bénéficiaire effectif, de sorte que ces intérêts fictifs ne constituent pas des intérêts pour l’application de la Directive « intérêts-redevances ».
Directive « mère-fille »
La Directive 2011/96 prévoit l’exonération de RAS des distributions de bénéfices par une société établie dans un État membre à sa société mère située dans un État membre différent.
La Cour rappelle que, si l’État membre de résidence d’une société peut traiter les intérêts versés par cette société à sa société mère établie dans un autre État membre comme une distribution de bénéfices lorsque le montant de ces intérêts excède celui qui serait payé dans des conditions de pleine concurrence (voir notamment CJUE, 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, C-524/04, points 87 à 89), des intérêts fictifs établis sur un prêt sans intérêt ne sauraient être considérés comme des bénéfices distribués au sens de la Directive « mère-fille », en l’absence de versement effectif d’intérêts.
Directive « apport en capital »
La Directive 2008/7 a procédé à une harmonisation exhaustive des cas dans lesquels les États membres peuvent soumettre les rassemblements de capitaux à des impôts indirects, et impose aux États membres d’exonérer les sociétés de capitaux de toute forme d’imposition indirecte sur les apports de capital.
La Cour rappelle que la notion d’« apport de capital » inclut l’augmentation de l’avoir social d’une société de capitaux au moyen de prestations effectuées par un associé qui n’entraînent pas une augmentation de capital social, mais qui sont susceptibles d’augmenter la valeur des parts sociales.
Certes, la CJUE a déjà jugé que l’octroi d’un prêt sans intérêt est susceptible de constituer un apport de capital au sens de cette disposition, dès lors qu’un tel prêt permet à la société emprunteuse de disposer de capitaux sans avoir à en supporter le coût, que l’économie d’intérêts qui en résulte engendre une augmentation de son avoir social en permettant à ladite société d’éviter une dépense qu’elle aurait dû supporter et que, en lui épargnant cette dépense, le bénéfice d’un tel prêt contribue au renforcement de son potentiel économique et doit, dès lors, être regardé comme susceptible d’augmenter la valeur des parts sociales de la société bénéficiaire (CJUE, 26 septembre 1996, Frederiksen, C-287/94, point 21).
Cela étant, cette Directive interdit uniquement aux États membres de frapper les apports de capital d’un « impôt indirect » – ce qui n’est pas le cas d’une RAS, qui constitue un impôt direct.
Prélèvement d’une RAS sur un montant brut
La société contestait également, sur le terrain de la libre circulation des capitaux, la circonstance qu’une société non-résidente soit soumise à la RAS sur le montant brut de ses intérêts fictifs, tandis que les sociétés résidentes sont assujetties à cette imposition sur une assiette nette des éventuels frais liés à l’octroi du prêt.
Certes, la loi bulgare permet aux sociétés non-résidentes d’introduire une demande au cours de l’année suivant celle de la perception de la RAS afin que cet impôt soit recalculé de manière à correspondre à celui qui aurait été dû par une société résidente, cette procédure leur permettant de déduire les frais directement liés à l’activité de prêt en cause et, le cas échéant, d’obtenir le remboursement ou l’exemption de l’impôt en cas de situation déficitaire.
La CJUE relève que cette différence de traitement est de nature à procurer un avantage de trésorerie aux sociétés résidentes (déduction immédiate des frais) par comparaison avec les sociétés non-résidentes (régularisation postérieure) et qu’elle est bien constitutive d’une restriction à la liberté de circulation des capitaux.
Elle estime toutefois que cette différence de traitement est justifiée par la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, ainsi que par la nécessité d’assurer l’efficacité du recouvrement de l’impôt en vue de prévenir l’évasion fiscale (dans le même sens, CJUE, 22 novembre 2018, Sofina, C-575/17 – affaire des RAS sur dividendes supportées par des sociétés non-résidentes déficitaires, avant que la France ne modifie sa législation).
Au cas d’espèce, la Cour juge que la législation bulgare est proportionnée à ces objectifs, la durée de la procédure de récupération de l’impôt pour les sociétés non-résidentes n’étant pas excessive (remboursement dans un délai de 30 jours à compter de l’introduction de la demande).