1. Introduction
En ces temps de disette budgétaire il est un sujet qui fait l’unanimité chez les législateurs et les fonctionnaires des différents Etats Européens : l’impérieuse nécessité de lutter contre la création artificielle d’intérêts financiers dans le but de minorer l’assiette fiscale des entreprises (ladite « base erosion » dans le jargon fiscaliste)1.
1.1 Les formes du « base erosion »
Cette méthode d’optimisation fiscale est sous le feu des projecteurs depuis que toutes les administrations fiscales occidentales ont vécu, ne serait-ce qu’une fois, une expérience traumatisante. Une belle entreprise affiche des années durant un résultat fiscal consolidé d’un montant significatif pour le trésor de l’Etat ; puis soudainement, d’un exercice sur l’autre, cette même entreprise cesse d’être redevable de tout impôt. Entre temps, une dette dite d’acquisition Une dette contractée par l’entreprise pour financer l’acquisition de titres de participation dans une autre société qui va, par voie de conséquence, intégrer le groupe de société auquel appartient la société acquéreuse. est venue se nicher discrètement à l’intérieur du périmètre de consolidation fiscale, dégageant des intérêts financiers suffisamment important pour absorber l’intégralité des bénéfices réalisés par les sociétés opérationnelles du groupe. L’ancienne vache à lait se transforme sous les yeux médusés des agents du fisc en entreprise structurellement déficitaire. Confrontés à ces schémas d’acquisition dit LBO (Leverage-Buy-Out)2, les Etats n’ont pas attendu longtemps pour faire sonner le tocsin. D’autant plus qu’à ce problème d’ordre purement budgétaire, il faut ajouter les effets collatéraux imputables au « base erosion ». Est-il besoin de rappeler que cet effet de « levier fiscal » tant recherché par les entreprises s’appuie sur un recours excessif à l’endettement ? Or, s’il y a bien une chose qui doit-être retenue de la crise de la dette privée et publique qui frappe actuellement les sociétés occidentales, c’est qu’un endettement excessif fragilise la solvabilité des entreprises et, à moyen terme, la stabilité et la croissance de l’économie3. De surcroît, les gouvernements n’ignorent pas que le recours massif à l’endettement n’est pas à la portée de tous les acteurs du marché : les PME, en particulier les jeunes entreprises innovantes (« start-up »), c’est-à-dire les entreprises qui ont un accès limité au crédit, n’ont pas accès à ce type de montage financier. Discrimination en faveur des grands groupes multinationaux à laquelle il est possible d’ajouter l’utilisation croissante, chez ces derniers, d’instruments financiers hybrides permettant d’optimiser fiscalement la structure de leur dette (ex. obligations remboursable en action (ORA), action prioritaire et remboursable, prêts participatifs, titres subordonnés)4. Dans un contexte transfrontalier, en effet, les instruments hybrides peuvent provoquer (sciemment) des conflits de qualification entre les Etats permettant d’obtenir une déduction de charge dans un premier Etat, où l’instrument financier est traité par la loi fiscale locale comme de la dette rémunérée par des intérêts, sans aucune imposition corrélative du revenu dans le second Etat, où l’instrument financier est traité par la loi fiscale locale comme du capital rémunéré par des dividendes5. Autrement dit, un même flux de revenu intra-groupe peut ouvrir droit à une déduction dans un Etat sans être imposé dans l’autre.
Instruit de ce procès, le législateur a pris conscience que dans un contexte de libre circulation des entreprises et des capitaux, ce n’est pas tant l’augmentation des taux d’imposition qui permettra de consolider l’équilibre budgétaire, que la lutte contre la minoration artificielle de l’assiette fiscale des entreprises. Certes, l’augmentation du taux de l’impôt sur les sociétés (IS) peut-être un signal politique fort et payant sur le plan électoral. Mais la réalité budgétaire veut que cette augmentation soit futile aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne pas d’une protection efficace de la base imposable sur laquelle le taux est supposé s’asseoir. Ce diagnostic, aujourd’hui partagé par une large majorité de gouvernements, laisse toutefois ouverte la question du remède : comment protéger l’assiette fiscale territoriale d’un Etat dans un espace économique ouvert au libre-échange ? Si une solution existe, probablement qu’elle doit être recherchée du côté des racines du mal qui doit être soigné. Tout espoir n’est alors peut-être pas perdu, dans la mesure où les causes profondes de l’effet de levier fiscal sont simples et connues.
1.2. Les sources du « base erosion »
La possibilité d’évaporation de la base imposable par le recours massif à l’endettement tient à la différence de traitement que la loi fiscale réserve au niveau des sociétés entre les dividendes distribués à leurs actionnaires, d’un côté, et les intérêts versés à leurs créanciers6, de l’autre. Les spécialistes parlent « d’asymétrie » dans le traitement fiscal réservé aux diverses formes de rémunération du capital investi dans l’entreprise : dividende, plus-value et intérêt. Cette asymétrie existe tant au niveau de l’entreprise qui « emploie » ce capital aux fins de l’exercice de son activité économique, qu’au niveau des investisseurs qui « apportent » leur épargne à l’entreprise (lesdits « bailleurs de fonds »). Pour ne prendre que l’exemple de la France, l’entreprise qui rémunère ses bailleurs de fonds sous la forme de dividendes ou de plus-values7, alors que l’entreprise qui rémunère ses bailleurs de fonds sous la forme d’intérêts peut déduire en principe l’intégralité de cette somme de son résultat fiscal8. De surcroît, si on poursuit l’analyse jusqu’au traitement fiscal des bailleurs de fonds, on constate que dans une situation purement interne les dividendes ou plus-values versés sont généralement partiellement exonérés entre les mains de leur bénéficiaire 9, alors que les intérêts versés sont intégralement imposés10. La situation se complexifie dans une situation transfrontalière, puisqu’alors la France en tant qu’Etat de la source du revenu va imposer le dividende sortant11 mais renoncer à imposer les intérêts sortants12. Difficile en somme de trouver une cohérence entre tous ces régimes d’imposition susceptibles de s’appliquer, en France, à la rémunération du capital investi dans une entreprise. Pire, dans un contexte transfrontalier, le coût fiscal global des investissements sous forme de capitaux propres est significativement plus élevé que celui des investissements sous forme de dettes : d’un côté, le flux de dividende n’est pas déductible au niveau de l’entreprise mais imposable en France au moment de sa distribution à l’actionnaire non-résident, de l’autre, le flux d’intérêt est déductible au niveau de l’entreprise et intégralement exonérée en France au moment de son versement à un créancier non-résident13. Autant dire que, contrairement à l’idéal de neutralité, la fiscalité est devenue un paramètre déterminant dans la prise de décision des investisseurs étrangers. Il est en effet beaucoup plus rentable d’investir dans les entreprises françaises sous la forme de prêt contre intérêts plutôt que sous la forme d’apport en fonds propres contre dividendes. Cette distorsion n’est d’ailleurs pas une exception française. Elle se retrouve dans la majorité des pays industrialisés14. Alors pourquoi, ou plutôt comment expliquer le « succès » de cette distorsion dans le paysage fiscal mondial ?
La raison de cette asymétrie doit être recherchée du côté de principes juridiques profondément ancrés dans chacun des ordres juridiques concernés : la distinction entre les capitaux propres et la dette externe au sein d’une entreprise15. Le droit des sociétés français, par exemple, est régi par l’idée que l’associé est titulaire sur le patrimoine de l’entreprise de droits d’une nature particulière puisqu’il peut exercer, outre des droits pécuniaires, des droits politiques à l’intérieur de celle-ci16. Ce « quasi-citoyen » tire ses droits directement du pacte social (le contrat de société) et ne peut, par voie de conséquence, être mis sur le même plan qu’un vulgaire créancier. Le droit comptable épouse également cette idée en faisant apparaître de façon distincte les capitaux propres au passif du bilan de l’entreprise17. Le Plan Comptable Général (PCG) français distingue ainsi le passif externe de l’entreprise, composé des créances exigibles qui se traduiront à terme par une sortie de ressource au détriment de la société débitrice18, des fonds propres de l’entreprise, lesquels ne sont soumis à aucune obligation de rémunération du souscripteur. PCG et droit des sociétés participent ainsi d’une approche dite « patrimoniale » de l’entreprise : les capitaux propres sont un indicateur de la surface financière de l’entreprise – le solde de son patrimoine après désintéressement de tous ses créanciers19. En d’autres termes, les capitaux propres représentent la richesse distribuable aux associés en cas de liquidation ou de cession de l’entreprise.
La norme fiscale est globalement restée fidèle à ces principes juridiques forgés par le droit commercial. Elle vient superposer son prélèvement pécuniaire aux structures existantes, sans en bouleverser la forme ni le contenu. L’IS français s’appuie sur les règles du PCG pour déterminer l’assiette imposable de l’entreprise20 et refuse que la distribution d’un dividende ou la mise en réserve d’un bénéfice soit assimilée une dépense exposée en vue « d’acquérir » ou de « conserver » un revenu au sens de l’article 13 du CGI. Il est vrai que juridiquement, à la différence des intérêts qui trouvent leur source dans une obligation contractuelle et une contrepartie dans l’utilisation d’un actif financier, les dividendes trouvent leur source dans un acte unilatéral de la société (délibération de l’AG)21 et sont dépourvus de toute contrepartie directe pour celle-ci22. Puis surtout, l’IS ayant été originellement introduit comme une avance par rapport à l’impôt sur le revenu (IR) des particuliers23, l’imposition entre les mains de l’entreprise de la rémunération des fonds propres semblait justifiée par l’attribution ultérieure, au jour de la distribution des profits aux actionnaires, d’un crédit d’impôt d’égal montant au titre de l’IR24. L’avoir fiscal ayant toutefois été supprimé depuis le 1er janvier 2005, l’équilibre de ce système a été rompu et la cause première qui justifiait l’absence de déductibilité des dividendes distribués a, par la même occasion, disparue. Dans ces conditions, la préservation en matière d’IS d’une différence de traitement entre fonds propres et dettes externes paraît de moins en moins justifiée face au poids de la réalité économique.
Dans le monde concret des affaires, c’est l’approche dite « fonctionnelle » qui prévaut : les capitaux propres, à l’instar des fonds empruntés, sont d’abord et prioritairement des ressources financières qui participent au financement des activités de l’entreprise. L’ensemble des bailleurs de fond, qu’ils soient actionnaires ou créanciers, supportent une part du risque entrepreneurial et sont donc directement concernés par la survie de l’entreprise. Il ne viendrait donc à l’esprit de personne de limiter la raison d’être d’une entreprise à l’intérêt exclusif de ses actionnaires. Surtout que la porosité entre fonds empruntés et fonds propres s’est accrue avec le développement des instruments financiers hybrides qui combinent des éléments de capital (ex. créancier subordonné, rémunération indexée sur la profitabilité de l’entreprise) et de dette (ex. obligation de remboursement à moyen terme)25. Pour toutes ces raisons, nombre d’économistes sont d’avis qu’en substance le capital d’une entreprise, qu’il prenne la forme juridique et comptable d’une dette externe ou de fonds propres, conserve dans son essence les mêmes caractéristiques pour l’entreprise qui l’emploie et pour l’investisseur qui se prive de sa jouissance26. Le droit comptable français, conscient des failles de cette distinction, a d’ailleurs entrepris d’introduire une nouvelle rubrique au passif de l’entreprise intitulée « autres fonds propres »27. Le droit des sociétés, de la même manière, est parfois obligé de relativiser la rigueur de cette distinction en reconnaissant à la masse des créanciers obligataires certains droits de contrôle sur la gestion de l’entreprise28. Quant au droit fiscal, il semble en la matière encore bien respectueux de l’orthodoxie des classifications juridiques. Il est vrai que le niveau de risque supporté par le bailleur de fonds varie selon le costume juridique qu’il choisi pour habiller son investissement. Pour autant, ce paramètre est-il à ce point déterminant pour justifier une distorsion fiscale qui affecte l’efficacité économique tout en servant de tremplin à l’évasion fiscale ? Au surplus, jusqu’à preuve du contraire, l’IS ne se préoccupe que de l’identification et de la valorisation du profit réalisé par une entreprise, et non pas du risque encouru par celle-ci pour l’acquérir. La notion de risque, essentielle aux fins de la répartition dans l’espace du bénéfice imposable d’une entreprise29, ne semble pas avoir vocation à influencer la détermination du quantum de l’obligation fiscale d’une entreprise. Enfin la notion fiscale de « revenu », dans son acception juridique30 comme dans son acception économique31, ignore totalement cette distinction entre la dette et les capitaux propres32. Il n’y a donc a priori aucune raison valable en droit fiscal de traiter différemment les diverses formes d’investissement dans l’entreprise et, a fortiori, d’exercer une influence significative sur le coût du capital. Surtout que de nos jours, à l’intérieur d’un groupe de sociétés, l’élasticité entre dettes externes et capitaux propres est telle que les finalités propres de la norme fiscale exigeraient au contraire de s’affranchir de la distinction traditionnelle retenue par le droit comptable et le droit des sociétés33. Dans ces conditions, si on admet que la neutralité de l’impôt est une propriété essentielle de tout système fiscal34, la loi fiscale devrait se fixer pour objectif de traiter sur un pied d’égalité les trois sources de financement d’une entreprise (fonds apportés, fonds mis en réserve et fonds empruntés), ainsi que les trois formes de rémunération du capital investi dans une entreprise (dividende, intérêt et plus-value)35. En particulier, une neutralité au niveau des sources de financement d’une entreprise présenterait l’avantage significatif de ne pas influencer les choix de financement des entreprises et les décisions d’investissement des bailleurs de fonds36, mais aussi de scier la branche sur laquelle les montages financiers visant à éroder la base imposable sont aujourd’hui assis. Bref, une fois n’est pas coutume, le droit fiscal français semble manquer cruellement de « réalisme » en matière de rémunération du capital investi dans les entreprises.
1.3. La lutte contre le « base erosion »
Certains législateurs nationaux, à l’instar de l’Allemagne, de la Belgique ou du Brésil, ont accepté de revoir quelques fondamentaux de leur système d’imposition pour les entreprises. Dans le droit fil de l’idéal de neutralité exposé ci-dessus, des initiatives normatives ont ainsi été mises au service d’une meilleure égalité dans le traitement fiscal des fonds propres et des dettes de l’entreprise. Ces expériences peuvent se regrouper autour de deux alternatives : soit la norme fiscale remet en cause le principe même de la déductibilité des intérêts financiers, soit elle créé de toute pièce une nouvelle charge déductible (l’intérêt notionnel à raison des capitaux propres de l’entreprise). En dehors de ces initiatives isolées, au demeurant pas toujours inspirées par de nobles intentions (voir la Belgique, infra 3.2.2.), la grande majorité des Etats se sont contentés de combler les failles les plus manifestes de leur système fiscal sans jamais toucher à leur structure. Plutôt que de traiter l’origine de la maladie, ces Etats préfèrent en limiter les effets les plus choquants en appliquant des « rustines » : les mesures spécifiques anti-évasion fiscale. C’est le cas de la France avec ledit « amendement Carrez », mais aussi des Pays-Bas, de l’Espagne ou de la Suède. Ces Etats ont choisi la voie de la répression fiscale : à chaque nouveau montage financier caractérisé, le législateur répond par un dispositif anti-abus particulier généralement aussi complexe que le montage visé. Il va sans dire que ni l’intelligibilité de la loi fiscale, ni la sécurité juridique et encore moins l’idéal de neutralité fiscale, ne ressortent grandis de cette compilation de mesures anti-abus.
En somme, dès que l’on quitte le domaine du constat pour passer à celui de l’action pour lutter contre le « base erosion », les désaccords prennent le dessus et le désordre s’installe. Les réponses apportées par les Etats laissent à l’observateur l’image d’un patchwork d’initiatives contrastées dont l’efficacité reste à démontrer (3.). Pourtant, il suffit de se plonger un peu dans la littérature fiscale pour découvrir que de nombreuses propositions visant à guérir cette forme d’évasion fiscale par l’élimination de la source du problème existent (2.).
2. Les solutions théoriques disponibles
Deux extrêmes semblent s’opposer au sein de la doctrine fiscale selon que l’on envisage de traiter le mal par un élargissement (2.1.), ou au contraire par une réduction (2.2.), de l’assiette fiscale des entreprises.
2.1. L’impôt général sur les revenus d’entreprises
L’initiative d’un impôt général sur les revenus d’entreprise (« Comprehensive Business Taxation », ledit régime CBIT) en remplacement de l’IS remonte officiellement à un projet de réforme présenté en 1992 par le département du Trésor aux Etats-Unis37. Inspiré des travaux du Professeur R. Glenn Hubbard, l’idée est d’élargir la base imposable des entreprises en étendant le régime de non-déductibilité, applicable aujourd’hui aux dividendes et profits mis en réserve, aux intérêts payés aux créanciers sur les fonds empruntés. Le « ni ni » en quelque sorte : ni les intérêts financiers, ni les dividendes ou profits mis en réserve, ne seront plus déductibles de l’assiette fiscale des entreprises. Cet élargissement de l’assiette permettrait, de l’avis des experts, de financer une réduction du taux de l’IS. Reste qu’une exonération de ce même intérêt entre les mains du bénéficiaire, quel que soit sa qualité (personne physique ou morale), serait nécessaire pour éviter une double imposition économique préjudiciable à l’épargne des ménages38. L’élargissement de l’assiette des entreprises serait donc rapidement compenser par le coût de cette exonération du bailleur de fond qui prendrait soit la forme d’une exemption, soit la forme d’un crédit d’impôt. Pour résumer, toutes les entreprises seraient soumises à une imposition générale, de faible taux, sans possibilité de déduire les intérêts ou dividendes payés. La rémunération du capital ne serait plus imposable entre les mains des investisseurs (ou « bailleurs de fonds »), au moment où ils perçoivent leur rémunération (intérêts, dividendes, plus-values), mais à la source entre les mains de l’entreprise qui emploie le capital. L’IS perdrait sa nature d’avance sur l’IR, créant par la même occasion une nouvelle distorsion entre l’imposition des revenus du travail (taux progressif de l’IR) et l’imposition des revenus du capital (taux proportionnel du régime CBIT)39.
Dans un même registre, des professeurs néerlandais ont appelé de leur vœux l’introduction d’un régime CBIT pour les seuls intérêts intra-groupe : non-déductibilité d’un côté des intérêts versés à d’autres sociétés liées, exonération de l’autre des intérêts reçus de sociétés liées40. Suppression, en somme, de la distinction en droit fiscal entre dettes et capitaux propres dans le cadre strictement limité des flux intra-groupe. La déductibilité des intérêts versés à des tiers serait en revanche maintenue pour ne pas obérer trop significativement la compétitivité et l’attractivité du territoire fiscal de l’Etat qui adopterait de façon unilatérale cette réforme. La neutralité de l’IS vis-à-vis de la composition du capital de l’entreprise ne serait donc que partielle.
2.2. La rémunération des capitaux propres de l’entreprise par un intérêt notionnel
Le projet de création d’un abattement pour les capitaux propres d’une entreprise (« allowance for corporate equity » (ACE)) fait partie des vieux serpents de mer de la littérature fiscale41. L’idée consiste à introduire un intérêt notionnel, déductible de l’assiette fiscale des entreprises, correspondant à la rémunération des fonds propres. Les dividendes distribués demeurent donc non déductibles pour la société distributrice, contrairement aux intérêts financiers42. Mais en contrepartie des fonds propres disponibles, la loi fiscale accorde à la société émettrice un intérêt fictif (mais déductible fiscalement) indexé sur le taux de marché des obligations d’État à long terme. À l’inverse du régime CBIT, dans le régime ACE l’ensemble du capital de l’entreprise ouvre ainsi droit à une rémunération (réelle ou notionnelle) déductible de la base imposable des sociétés. L’IS n’est alors plus à proprement parler un prélèvement fiscal sur les profits de l’entreprise, mais un prélèvement sur le surprofit des entreprises (ou rentes de situation, « economic rents ») : la fraction du bénéfice réalisé par l’entreprise qui excède le niveau de rémunération normal du capital investi. Dans ces conditions, l’investissement marginal43 n’est plus imposable au niveau de l’entreprise et le taux de l’IS croît en proportion du rendement des fonds propres de l’entreprise. L’avantage majeur de ce régime réside bien entendu dans la neutralité assurée vis-à-vis des choix de financement de l’entreprise et des bailleurs de fonds : quel que soit le mode de financement de l’investissement44, la base imposable sera égale à l’écart entre le taux de rendement interne de l’investissement et le taux d’intérêt à long terme Dans l’hypothèse où la base imposable à l’IS est égale au rendement de l’investissement. . Précisons que cette neutralité, dans la mesure où elle vise le moment précis où les bailleur de fonds arbitrent leurs choix d’investissement (et les entreprises leurs choix de financement), implique uniquement la création d’un intérêt fictif à raison des nouveaux fonds propres (profits mis en réserve inclus)45. La mise en place du régime ACE entraînerait également une simplification du droit fiscal en raison de la disparition de toutes les problématiques liées aux régimes des amortissements et des provisions. Tout amortissement (ou dépréciation) d’un actif se traduirait en effet par une diminution du montant annuel de l’intérêt notionnel déductible qui, sur le long terme, compenserait le gain fiscal résultant de cet amortissement ou dépréciation. Pour que la neutralité soit parfaite, toutefois, il est également nécessaire de tenir compte de l’imposition des revenus engendrés par ce capital du chef des investisseurs, qu’ils soient actionnaires ou créanciers. La neutralité exige en effet que tous les revenus de l’épargne (intérêt, dividende et plus-values) soient soumis à un même régime fiscal semblable au titre de l’IR.
Certains problèmes liés à la mise en place de ce régime semblent toutefois difficilement surmontable dans une économie ouverte. Pour prévenir une fuite des incorporels (i.e. principale source des surprofits), la mise en place du régime ACE devra être accompagnée de mesures contraignante (type « exit tax ») visant à empêcher la délocalisation des actifs de l’entreprise. Or les engagements internationaux et européens de la France (et la majeure partie des Etats occidentaux) interdisent formellement à celle-ci d’introduire de tels régimes restrictifs sur les investissements transfrontaliers46. De surcroît, la perte de recette occasionnée par la création d’une nouvelle charge déductible risque d’être compensée par une augmentation du taux de l’IS qui accroîtrait encore plus le risque de délocalisation des actifs à forte valeur ajoutée vers des juridictions fiscales défiscalisant ces surprofits (ex. « Innovation box » au Luxembourg)47. Dans ces conditions, sauf pour le législateur à bouleverser la structure de ses prélèvements obligatoires en choisissant de financer cette réforme par un accroissement de la charge fiscale pesant sur la consommation et/ou les revenus du travail (i.e. modification de l’incidence de l’impôt), la mise en place d’un régime ACE qui n’affecterait pas l’attractivité fiscale risque d’engendrer un coût significatif pour les finances publiques de l’Etat concerné48.
Dans le sillage du régime ACE, certains universitaires ont proposé la création d’un abattement forfaitaire pour l’ensemble du capital investi dans une entreprise (« allowance for cost of capital » (ACC))49. L’idée reste la même, seule la méthode change : en lieu et place de la déduction des intérêts réels versée par une société, la loi fiscale accorderait à celle-ci une déduction générale et forfaitaire à raison de l’ensemble de l’actif qui figure au bilan de la société50. L’ACC se traduirait ainsi par un intérêt notionnel à raison de la rémunération présumée des fonds propres de l’entreprise et, dans le même temps, par une limitation de la déduction des intérêts financiers qui excèderaient le seuil forfaitaire fixé par la loi. Reste une incertitude majeure : la question du taux sur la base duquel se calculerait l’abattement forfaitaire et, par la même occasion, le plafond de déduction des intérêts financiers. Sur ce point, aucun accord ne semble encore se dessiner autour de l’identification du taux optimal.
Enfin, dans un registre un peu différent, il y a la proposition de certains universitaires allemands de substituer à l’impôt sur les sociétés un impôt sur la rémunération du capital investi dans l’entreprise (« Compensation for Capital Tax », (CCT))51. L’idée ici est de détourner le prélèvement fiscal des bénéfices réalisés par l’entreprise, pour viser plutôt les trois formes de rémunération du capital d’une entreprise : intérêts, dividendes et redevances. Cet impôt, appliqué au niveau de l’entreprise, viserait tous les revenus réels payés par l’entreprise indépendamment (i) des bénéficiaires de ce revenu (notamment de leur résidence fiscale), et (ii) des bénéfices réalisées par l’entreprise débitrice. Dans un contexte international, cet impôt consacrerait un changement de paradigme : à l’imposition actuelle des bénéfices des sociétés en tant qu’Etat de la résidence, se substituerait un impôt sur les revenus du capital investi dans les sociétés en tant qu’Etat de la source.
En somme, les propositions ne manquent pas pour neutraliser la distorsion fiscale qui affecte actuellement le système d’imposition des sociétés. Pour autant, plutôt que d’ouvrir la porte sur une pièce obscure en engageant des réformes de structure, le législateur préfèrent souvent combattre au-par-cas les diverses formes d’évasion fiscale auxquelles il est confronté.
3. Les réponses pratiques apportées
La précipitation est rarement de bons conseils, et la crise économique qui touche actuellement les États Européens n’est pas favorable à la mise en place de réformes touchant à la structure même de l’impôt sur l’IS. Agissant dans l’urgence, le législateur semble se détourner de l’objectif de neutralité défendu par certains universitaires, lui préférant les vieilles recettes fiscales consistant à introduire des mesures spécifiques anti-évasion fiscale (2.1.). Certaines initiatives visant indirectement à bousculer le système fiscal au service d’une meilleure neutralité doivent toutefois être mentionnées (2.2.).
3.1. La persévérance des mesures spécifiques anti-évasion fiscale
À chaque mal son pansement, à chaque fissure sa rustine… voilà à quoi ressemble la science infuse qui guide souvent la pratique de gouvernements qui n’hésitent plus, au gré des évènements et des circonstances, à empiler les uns sur les autres des dispositifs normatifs qui rivalisent entre eux de complexité. L’objectif (et c’est bien le seul) est simple et généralement clairement formulé : contrer un schéma d’optimisation fiscale en départageant, dans un cas précis, les bons des mauvais intérêts financiers. Il va sans dire que cette catégorie de mesure recouvre traditionnellement les dispositifs anti sous-capitalisation dont sont dotés aujourd’hui la majorité des pays de l’OCDE. Sous la pression du « base erosion » et de la concurrence fiscale, toutefois, l’éventail de ces mesures anti-abus visant spécifiquement les intérêts financiers s’est sensiblement diversifié.
L’amendement Carrez introduit par la 4e loi de finances rectificative pour 2011 constitue une illustration topique de ces vieilles recettes. Une action normative semblait nécessaire à l’aune d’un régime français de sous-capitalisation qui, de l’avis même de nombreux experts, était passé de facto du statut de mesure anti-évasion fiscale à celui de niche fiscale52. Le gouvernement ne s’est donc pas opposer à la proposition d’un parlementaire émanent de sa propre majorité visant à introduire, au côté du dispositif anti sous-capitalisation et de l’amendement dit « Charasse », un dispositif supplémentaire codifié à l’article 209-IX du CGI prévoyant la réintégration sur huit exercices successifs des intérêts financiers afférents à l’acquisition de titres de participation lorsque la société acquéreuse ne peut démontrer que la gestion de ces titres est assurée depuis un centre de décision situé en France53. Rentre dans le collimateur les montages financiers type « LBO » dans lesquels la société acquéreuse française qui supporte les charges d’intérêts n’est que formellement {propriétaire et actionnaire} de la société acquise (dite « cible »), parce que ces prérogatives sont en substance exercées depuis une société étrangère membre du même groupe. Au cours des débats parlementaires, le cas d’une société mère américaine utilisant une entité française (holding d’acquisition) pour l’acquisition d’une société opérationnelle (la cible) située en Allemagne ou en République tchèque fut présenté comme symptomatique des situations abusives que la nouvelle législation vise à contrecarrer54. Comme de coutume, le dispositif est assorti de nombreuses clauses de sauvegarde qui sont autant de niches dans lesquels les groupes vont pouvoir trouver refuge. Ainsi le mécanisme de réintégration ne s’applique pas (i) lorsque la société acquéreuse prend effectivement les décisions relatives aux titres acquis et, le cas échéant, exerce le contrôle ou une influence sur la société dont les titres sont acquis, (ii) lorsque l’acquisition n’a pas été financée par de la dette, ou (iii) lorsque le ratio d’endettement du groupe auquel appartient la société acquéreuse est au moins égal à son propre ratio d’endettement. La grande majorité des groupes de société français seront donc en mesure d’échapper à toute limitation de la déductibilité de leurs intérêts financiers. Constat qui ne va pas sans éveiller certains soupçons sur l’intention réel du législateur : s’agit-il de lutter contre le « base erosion », ou bien de favoriser les groupes français par rapport aux groupes étrangers dans l’utilisation de ces montages à effet de levier fiscal55. Plus largement, la complexité du texte législatif soulève de nombreuses incertitudes qui n’ont pas encore été dissipées par l’administration fiscale dans son projet d’instruction56. Enfin l’efficacité du dispositif reste à démontrer, alors que ce régime semble pouvoir être contourné par une relocalisation formelle du centre de décision à l’intérieur des groupes concernés. Bref, une loi qui risque de coûter cher en termes de temps et d’argent aux entreprises concernées, pour un effet limité sur le terrain de la lutte contre l’évasion fiscale. Deux autres amendements proposés par des Sénateurs issus de la majorité opposée, puis rejetés par l’Assemblée nationale, présentaient pourtant le mérite de combiner simplicité et efficacité, à défaut de répondre à l’impératif de neutralité. Le premier en proposant un dispositif de sous-capitalisation d’application général (i.e. visant tous les prêteurs) et basé sur un ratio unique dette/capitaux propres de 3 :157. Le second en proposant de s’inspirer du système allemand qui refuse au-delà d’un certain seuil d’EBITDA (earnings before interest, tax, depreciation and amortization)58 la déductibilité de tous les intérêts financiers payés par une entreprise59.
À l’instar de la France, d’autres pays européen ont également fait le choix de renforcer le pendant répressif de leur système fiscal en introduisant de nouvelles mesures anti-abus contre les montages de « base erosion » pratiqués par certaines entreprises. Les Pays-Bas connaissent depuis 2004 un régime fiscal classique de sous-capitalisation qui exclue la déduction des intérêts financiers payés à des sociétés appartenant au même groupe au-delà d’un ratio [dette intra-groupe] : [capitaux propres] de 3 : 160. De nombreuses clauses de sauvegarde limitent l’application de cette règle, notamment lorsque l’entreprise débitrice peut apporter la preuve que le bénéficiaire effectif de l’intérêt est assujetti dans son Etat de résidence à un impôt au moins égal à 10% du revenu net perçu. À cette mesure générale s’ajoute de nombreuses règles anti-abus spécifiques ciblant certaines opérations limitativement énumérées (« tainted interests »)61 : intérêts intra-groupe supportés pour financer une distribution de dividendes ou un remboursement d’apport, intérêts intra-groupe supportés pour financer un apport en capital ou l’acquisition d’une société appartenant au même groupe. Ces multiples règles anti-abus n’ayant toutefois pas eu raison du « base erosion » pratiqué par les entreprises, le législateur néerlandais est encore intervenu à deux reprises cette année pour compléter son arsenal normatif. La loi sur le Budget 2012 a introduit avec effet au 1er Janvier 2012 un mécanisme de limitation visant, à l’instar de l’amendement Carrez, les seuls intérêts financiers afférents à l’acquisition de titres de participation. Dans le but affiché de contrer les montages financiers pratiqués par l’industrie du « Private Equity », la nouvelle loi cible les situations où la société acquise (i) est membre du même périmètre de consolidation fiscale que la société débitrice des intérêts, ou (ii) est absorbée par la société débitrice après l’acquisition, et ceux indépendamment de la qualité des bénéficiaires des intérêts62. Dans ces cas de figure, la loi fiscale vient plafonner le montant des intérêts déductibles à hauteur des bénéfices consolidés du groupe qui ne sont pas attribuables au résultat fiscal de la société acquise. En guise de tempérament, le dispositif prévoit que le plafond de déduction n’est pas applicable lorsque le montant de la dette d’acquisition reste inférieur à 60% du prix d’acquisition de la cible (ledit « 60% exemption »). Le succès de cette règle anti-abus a été tel que le législateur néerlandais a cru nécessaire de revenir à la charge avec un nouveau projet de loi déposé en Juin dernier dont l’entrée en vigueur est prévue pour le 1er Janvier 2013. L’objectif de cette limitation supplémentaire est de colmater le « Bosal gap »63, permettant à un holding d’acquisition basé aux Pays-Bas de déduire les intérêts financiers afférents à l’acquisition de titres de participation dans une société étrangère alors que les revenus engendrés par ces titres sont intégralement exonérés en application du régime mère-fille néerlandais – rupture de la symétrie entre charge déductible et revenu imposable. À cette fin, les intérêts financiers payés par une société dont le montant des capitaux propres est inférieur au prix d’acquisition des titres de participation qu’elle détient dans ses filiales ne sont pas déductibles64. Plus précisément, la fraction non déductible des intérêts financiers est calculée selon la formule suivante : (Dette afférente à des titres de participation65/Dette totale) x Montant des intérêts financiers. Le dispositif prévoit également un seuil de 750 000€ en deçà duquel tous les intérêts financiers restent déductibles (règle de minimis), ainsi que des dérogations pour les centrales de trésorerie ou pour les groupes procédant à des acquisitions pour élargir le champ de leurs activités opérationnelles. Pour résumer, si on tient compte du principe de pleine concurrence qui encadre aux Pays-Bas le taux de l’intérêt pratiqués sur les emprunts entre sociétés liés66, les entreprises néerlandaises devront bientôt satisfaire pas moins de cinq tests distincts pour pouvoir bénéficier de la déductibilité fiscale de leurs intérêts financiers. Soucieux de ne pas trop ternir la bonne réputation du territoire fiscal néerlandais auprès des investisseurs étrangers, le législateur a pris l’initiative de proposer l’abrogation du régime classique anti sous-capitalisation dans le dernier projet de loi sur le budget 201367.
Des réformes comparables par leur finalité et leur contenu ont été adoptées récemment en Espagne, en Finlande et en Suède. L’Espagne a entrepris en 2012 de substituer à son régime fiscal de sous-capitalisation68, un plafond de déduction des intérêts payés à des sociétés liés fixé à 1 million € plus 30% du résultat courant avant impôt de la société débitrice69. Les intérêts excédentaires ne sont toutefois pas définitivement perdus, mais reportable sur les 18 exercices suivants. Le gouvernement Finlandais a pris la même voie avec l’introduction au 1er Janvier 2013 d’une limitation générale de la déduction du montant net des intérêts financiers intra-groupe excédant 30% de l’EBITDA (« earnings before interest, tax, depreciation and amortization ») de la société débitrice. Enfin le législateur Suédois a introduit en 2009, en complément de son principe de pleine concurrence qui s’applique au taux de l’intérêt ainsi qu’au montant de la somme empruntée70, une règle de limitation des intérêts financiers afférents à l’acquisition de titres de participation. Plus précisément, la loi fiscale suédoise interdit la déduction de tous les intérêts afférents à des emprunts contractés pour financer l’acquisition de titres de participations dès lors que la société acquise peut demander à bénéficier du régime fiscal des groupes de sociétés avec la société acquéreuse. Deux clauses de sauvegarde permettent cependant d’échapper à cette limitation : (i) lorsque le bénéficiaire effectif des intérêts payés est soumis à un niveau d’imposition au moins égal à 10% du revenu net, ou (ii) lorsque l’opération est justifiée par des motivations commerciales. En mars 2012, un nouveau projet de loi visant à étendre l’application de ce dispositif à l’ensemble des intérêts financiers liés à des opérations intra-groupe (ex. apport en capital, distribution de dividende) a été déposé71.
Toutes ces mesures spécifiques anti-abus ont pour caractéristique commune d’être limitées dans leur champ d’application aux flux d’intérêts intra-groupe et, par voie de conséquence, de ne jamais remettre en cause le principe même de la déduction des intérêts financiers au titre de l’IS.
3.2. Les mouvements récents en direction de la neutralité fiscale
S’il ne vient plus à l’esprit de personne de faire table rase du passé, le législateur fiscal ne peut pas pour autant s’interdire toute hérésie par rapport à l’ordre juridique établie. Sur la question du « base erosion » et de la déductibilité des intérêts financiers, certains Etats ont d’ailleurs pris l’initiative de redessiner la structure de leur IS dans un sens plus favorable à l’idéal de neutralité. Ces expériences demeurent toutefois relativement isolées et, surtout, largement inachevées.
3.2.1. Les réformes fiscales en direction d’un impôt général sur les entreprises
L’histoire ne comporte pour l’heure aucune expérience réelle et complète du régime CBIT. Pour autant, en choisissant de remplacer un système traditionnel et ciblé de lutte contre la sous-capitalisation par une limitation générale et indifférenciée de la déduction des intérêts financiers (lesdites « earning stripping rules »), certains Etats ont fait un pas significatif en direction de ce modèle. Il renonce à une mesure anti-évasion fiscale qui visait à réprimer des comportements abusifs, pour introduire une nouvelle règle d’assiette d’application générale indifférente au comportement du contribuable. C’est notamment le cas de l’Allemagne, dont l’initiative semble rester pour le moment relativement isolée dans le paysage fiscal européen.
Le Zinsschranke est un plafond général qui limite la déduction des intérêts financiers payés par une entreprise exerçant une activité commerciale au montant des intérêts perçus par cette entreprise augmenté de 30% de l’EBITDA72 Trois exceptions peuvent cependant permettre à un contribuable de contourner cette règle d’assiette :
- Le plancher PME : en deçà de 3 Millions€ par an de dépenses d’intérêts, l’entreprise échappe à l’application du plafond73 ;
- La réserve pour les entreprises autonomes : les sociétés qui n’appartiennent pas à un groupe de sociétés échappent à l’application du plafond ;
- La clause de sauvegarde (equity/asset ratio) : le ratio (capitaux propres)/(actifs) au bilan est égal, ou n’est pas inférieur de plus de 2%, au même ratio appliqué au groupe auquel l’entreprise appartient.
Ce plafond s’applique indistinctement, sans se soucier de la qualité des bénéficiaires des intérêts. Les intérêts excédentaires ne changent pas de nature (absence de requalification en dividende), demeurent reportables indéfiniment entre les mains de la société débitrice et, surtout, demeurent imposable entre les mains de leurs bénéficiaires. Raison pour laquelle le Zinsschranke ne correspond que très imparfaitement au modèle CBIT : outre le fait que l’asymétrie dans le traitement des intérêts et des dividendes n’est pas éliminée en deçà du plafond fixé, l’imposition de la rémunération du capital entre les mains de l’entreprise débitrice n’est pas compensée par une exonération de cette rémunération entre les mains du bénéficiaire des intérêts payés. Cette double imposition économique est bien entendu défavorable aux revenus de l’épargne et susceptible d’augmenter à long terme sensiblement le coût du crédit pour les entreprises. En somme, si ce régime se distingue des mesures spécifiques anti-abus décrites plus haut, il ne vient que très imparfaitement neutraliser la distorsion fiscale qui touche la rémunération du capital investi dans les entreprises.
3.2.2. Les tentatives controversées d’introduction d’un intérêt notionnel
À la différence du régime CBIT, de nombreux Etats ont déjà fait l’expérience d’un intérêt notionnel déductible de l’assiette de l’IS au titre de la rémunération des fonds propres de l’entreprise. Ces expériences pratiques présentent cependant de nombreuses disparités et ne respectent que très imparfaitement la logique sous-jacente au modèle ACE.
La première expérience d’un régime type ACE, qui reste peut-être aussi la formule la plus fidèle au modèle pensé par les universitaires, a été mise en œuvre en Croatie de 1994 à 200074. Le législateur faisait alors le choix de la simplicité : introduction d’une nouvelle charge forfaitaire, déductible de l’assiette fiscale des entreprises, égale à 5% de la valeur comptable des capitaux propres de l’entreprise (majoré le cas échéant du taux de l’inflation). En raison du peu de chiffres et de statistiques disponibles sur la période concernée, les experts ne sont malheureusement pas parvenus à évaluer avec une fiabilité suffisante l’impact que cette réforme a pu avoir sur la structure du capital des entreprises ou le niveau des investissements. Pour autant, il n’est pas inutile de préciser que son abrogation en 2000 ne doit pas être attribuée à son inefficacité, encore moins à son impopularité, mais à un choix politique du gouvernement symptomatique de ce début de 20e siècle: privilégier la concurrence fiscale sur la neutralité fiscale. Le crédit d’impôt notionnel fut ainsi supprimé pour financer une réduction du taux de l’IS de 35% à 20% et accroître à court terme l’attractivité fiscale du territoire Croate.
Une variante moins orthodoxe du système ACE a vu brièvement le jour en Italie et en Autriche (appelée parfois impôt dual, « dual income tax »). Dans ces deux pays, l’intérêt notionnel n’ouvrait pas droit à la déduction d’une charge supplémentaire au titre de l’IS (un ajustement de l’assiette), mais à une imposition à taux réduit (un ajustement du tarif). De 2000 à 2004, l’Autriche a ainsi appliqué un taux réduit d’IS (25% au lieu de 34%) à la fraction des bénéfices d’une entreprise qui était réputée correspondre à la rémunération de ses fonds propres. Cette fraction, à l’instar d’un intérêt notionnel stricto sensu, était calculée en appliquant le taux moyen des obligations d’Etat (majoré de 0,8%) au montant de la valeur comptable des capitaux propres de l’entreprise. De la même manière, entre 1997 et 2003, l’Italie a appliqué un taux réduit d’IS de 19% à la part des bénéfices d’une entreprise qui n’excédait pas 7% de ses capitaux propres. Le taux de droit commun, qui était de 37%, s’appliquait uniquement à la part des bénéfices qui excédait ce plafond. Ainsi les bénéfices de l’entreprise réputés correspondre à la rémunération de ses fonds propres bénéficiaient d’une imposition à taux réduit. Dans ces deux pays, la portée du dispositif était limitée aux capitaux propres constitués après l’entrée en vigueur de la réforme. Autrement dit, seules les augmentations de capital ou profits mis en réserve après la mise en place du régime ACE pouvait avoir une incidence sur le taux de l’IS. Ces incitations au renflouement des entreprises en fonds propres ne résistèrent cependant pas longtemps aux sirènes de la concurrence fiscale. L’Autriche comme l’Italie ont finalement décidé d’abroger cette variante de l’ACE afin de financer une baisse générale du taux de l’IS.
L’expérience la plus longue en matière d’intérêt notionnel, toujours en vigueur aujourd’hui, est l’œuvre d’une loi Brésilienne datant de 1996. Cette variante de l’ACE, appelée « juros sobre o capital próprio », présente toutefois des différences sensibles avec le modèle exposé plus haut. Ici, ce sont les distributions de dividendes aux actionnaires qui ouvrent droit à une charge déductible dans la limite d’un intérêt notionnel calculé en pourcentage de la valeur comptable des capitaux propres de l’entreprise distributrice75. Dans ces conditions, seuls les bénéfices effectivement mise en distribution ouvrent droit à une charge déductible, à l’exclusion des bénéfices mis en réserve par l’entreprise. Par ailleurs, le montant de l’intérêt notionnel déductible ne peut en aucun cas dépasser le plus élevé des deux seuils suivants : (i) 50% du bénéfice net annuel, ou (ii) 50% des profits mis en réserve. Enfin, il est important de préciser que le dividende versé, fiscalement requalifié en intérêt notionnel en application de ce régime, supporte à l’instar des autres intérêts financiers une retenue à la source de 15% sous réserve des conventions fiscales applicables. Curieusement, les études économiques disponibles indiquent que les entreprises ne font pas pleinement usage de leur droit à déduction – le montant des dividendes distribués reste largement inférieur au montant de l’intérêt notionnel disponible – et que cette réforme n’a pas eu d’incidence significative sur la composition du capital des entreprises Brésiliennes76.
Plus proche de nous, la Belgique a récemment rejoint le club des juridictions fiscales accordant aux entreprises une déduction fiscale à raison de leurs capitaux propres77. Il faut toutefois regretter l’arrière pensé du législateur Belge, moins préoccupé par l’exigence de neutralité fiscale que par la nécessité de remplacer un cadeau par un autre : la déduction d’intérêts fictifs à raison de la rémunération des capitaux propres vient remplacer, dans l’esprit du législateur, le défunt régime des centres de coordination après sa condamnation par l’Union Européenne78. Autrement dit, c’est bien la concurrence fiscale, et non l’objectif de neutralité79, qui est à l’origine de cette mesure appelée « déduction pour capital à risque » qui permet aux entreprises Belges de déduire de leur base imposable un intérêt fictif80. Ce dernier est calculé par l’application du taux moyen des obligations d’Etat sur 10 ans (OLO) au montant de la valeur comptable des capitaux propres de l’entreprise à la clôture de l’exercice précédent81 Cette valeur ne comprend ni les écarts de réévaluation, ni les subsides en capital. Elle est de surcroît diminuée, pour les besoins du calcul de l’intérêt notionnel, des immobilisations financières de l’entreprise (participation dans les filiales)82 et des actions ou parts émises par les sociétés d’investissement (SICAV)83. Depuis 2012, le taux de l’intérêt notionnel déductible est plafonné à 3% pour les grandes entreprises et 3,5% pour les PME. Cette déduction pour capital à risque est répétitive, dans la mesure où elle est octroyée chaque année pour l’ensemble des fonds propres (corrigés) existants. Pour autant, la neutralité fiscale au regard de la rémunération du capital de l’entreprise semble encore très imparfaite. Le régime mère-fille permettant d’exonérer les dividendes intra-groupes est resté inchangé et, par voie de conséquence, la distorsion fiscale qui prévalait autrefois en faveur des dettes externes semble dorénavant jouer en faveur des capitaux propres. La rémunération de ces derniers est déductible au niveau de la société émettrice et, en même temps, intégralement exonérée au niveau de la société bénéficiaire. Chez les personnes physiques, les plus-values sur actions bénéficiant d’une exonération d’impôt, une autre distorsion est introduite en faveur des fonds propres et des profits réinvestis dans l’entreprise : ces revenus échappent à tout impôt au niveau de l’entreprise comme de l’actionnaire. Enfin, le défaut majeur reconnu à ce régime de « déduction pour capital à risque » est probablement son coût budgétaire : estimé à 566 millions d’Euros par le gouvernement lors de son introduction en 200584, le coût de cette mesure approcherait selon certaines estimations 2,4 milliards en 200785
Le dernier pays en date à avoir introduit un régime de type ACE est l’Italie. Pour surmonter la crise une loi du 22 décembre 2011 dite « Aiuto alla Crescita Economica » autorise les sociétés Italiennes à déduire de leur base imposable un intérêt notionnel fixé à 3% pour les exercices 2011, 2012 et 2013. Ce dernier n’est pas calculé sur l’intégralité des capitaux propres des entreprises, mais uniquement sur la différence positive entre le montant des capitaux propres constatés à la clôture de l’exercice concerné et le montant des capitaux propres existant à la clôture de l’exercice 2010 (bénéfice de l’exercice exclu). Par conséquent, n’ouvre droit à la déduction annuelle d’un intérêt notionnel que les augmentations de capital, mises en réserve de profit et absorptions de déficit reportable réalisées après l’ouverture de l’exercice 2011. Inversement, depuis cette date, toute distribution de dividende au profit des actionnaires se traduira par une diminution du montant de l’intérêt notionnel déductible. Après 2013, il est prévu que le taux de l’intérêt notionnel sera fixé annuellement par le Ministère des Finances à partir de la moyenne des taux des bons du trésor Italien.
4. Conclusions
À la lumière de la littérature fiscale sur le sujet et des expériences pratiques, force est de constater qu’aucun système fiscal n’a réellement pris le risque de mettre en place une réforme ambitieuse visant à modifier l’assiette de l’IS pour neutraliser la distorsion fiscale qui touche la rémunération du capital investi dans les entreprises. Une telle prudence peut probablement s’expliquer par les inconvénients propres à chacun des modèles proposés par la doctrine fiscale : d’un côté les pertes de recettes fiscales considérables que risque d’occasionner la mise en place d’un régime ACE, de l’autre le renchérissement du coût du capital pour les entreprises avec un effet négatif sur l’investissement que risque d’occasionner la mise en place d’un régime CBIT. Reste que ces conséquences opposées permettent justement de suggérer une alternative audacieuse : l’application combinée de ces deux régimes ne pourrait-elle pas provoquer une neutralisation réciproque de leurs inconvénients respectifs ?86.
Dans un esprit proche du modèle ACC (« allowance for cost of capital », voir supra 2.2.), ne serait-il pas envisageable de supprimer la distorsion fiscal qui résulte actuellement de la différence de traitement entre fonds propres et fonds empruntés par l’introduction d’un intérêt notionnel, tout en fixant un plafond général à la déduction des charges financières nettes en pourcentage de l’EBITDA (ex. 50%) ? Les services de la Commission Européenne sont d’avis que l’effet d’une telle combinaison des modèles sur le montant de la base imposable des entreprises serait relativement indolore87 : la déduction des intérêts fictifs serait dans une large mesure compensée par la réintégration des intérêts financiers excessifs. Budgétairement, le coût de cette réforme pourrait de surcroît être endigué par une limitation de son champ d’application aux nouveaux fonds propres (exclusion des stocks de capital existant). Enfin, précisons que l’augmentation du coût du capital de l’entreprise pour les investissements financés par de la dette que provoquerait le plafond général de déduction, se trouverait immédiatement compensée par la diminution du coût du capital pour les investissements financés par capitaux propres. Bref, les défauts majeurs des deux modèles semblent pouvoir mutuellement se neutraliser, tout en préservant pour les entreprises une neutralité dans le choix de leur mode de financement. Cette réforme permettrait de garantir sur le long terme un cadre favorable au rééquilibrage de la structure financière des entreprises qui profiterait au bien-être (« welfare ») de l’économie. Au moment où le législateur français prévoit un rapprochement vers le modèle CBIT par une limitation accrue de la déduction des intérêts financiers88, pourquoi ne pas envisager l’introduction concomitante de certains éléments du modèle ACE ? Cela permettrait à tout le moins de prouver que la lutte contre l’évasion fiscale n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service d’une politique fiscale visant à long terme l’efficacité économique du système fiscal concerné.
La notion de « revenu » en droit fiscal trouverait sa source dans la notion de fruit au sens du droit civil.
V.n. M. Lauré, Science fiscale, op. cit..