Dans une affaire relative à des versements de redevances pour la sous-concession de droits de propriété intellectuelle par une société française à des sociétés étrangères du même groupe, la CAA de Lyon (n° 22LY00087, 5e chambre, 21/09/2023) revient sur les conditions de mise en évidence d’un avantage « par nature » constitutif d’un transfert indirect de bénéfices à l’étranger au sens des dispositions de l’article 57 du CGI.
Rappel
Par application des dispositions de l’article 57 du CGI, l’Administration bénéficie d’une présomption de l’existence d’un transfert indirect de bénéfices par une société assujettie à l’IS en France vers l’étranger à condition qu’elle ait établi :
- L’existence de liens de contrôle ou de dépendance entre la société française et des entreprises situées hors de France. Par exception, la condition de dépendance ou de contrôle n’est pas exigée lorsque le transfert s’effectue au profit d’entreprises établies dans un pays à fiscalité privilégiée ou un ETNC
- Et l’octroi d’avantages consentis par cette société à ces entreprises
Ces avantages peuvent être de deux sortes :
- Avantages par comparaison: par voie de majorations ou de minorations de prix d’achat ou de vente ;
- Avantages par nature: « cas d’avantages qui, par nature, déclenchent le jeu de la présomption de transfert indirect de bénéfices, sans qu’il soit besoin de procéder à une quelconque forme de comparaison avec des opérations réalisées par des entreprises comparables exploitées normalement » (analyse du rapporteur public Romain Victor dans ses conclusions sous CE, 19 septembre 2018, n°405779, Sté Philips France).
Ont, par exemple, été regardées comme des avantages « par nature », la prise en charge, sans refacturation, par la société mère de la rémunération d’un salarié détaché auprès d’une filiale étrangère (CE, 30 mars 1987, n°52754), l’absence de rémunération de prêts consentis (CE, 9 novembre 2015, n°370974, Sté Sodirep textiles, SA-NV) ou encore la renonciation à perception d’une redevance pour usage d’un nom de domaine (CE, 7 décembre 2016, n°369814).
La société contrôlée peut toutefois renverser la présomption de transfert indirect de bénéfices hors de France, si elle est en mesure d’établir que cet avantage a eu pour elle une contrepartie au moins équivalente.
L’histoire
Au cours des années 2010 et 2011, une société française ayant pour activité la distribution de médicaments génériques, a versé des redevances s’élevant à 5 % de son chiffre d’affaires net à sa société mère danoise, en contrepartie de la sous-concession de droits de propriété intellectuelle afférents aux dossiers techniques permettant de déposer des autorisations de mise sur le marché français, eux-mêmes concédés à cette société danoise par sa propre mère, une société localisée à Malte.
La société française a également versé, dans des conditions similaires, des redevances à une autre société britannique du même groupe.
A l’issue d’une vérification de comptabilité, l’Administration a estimé que le versement de ces redevances était constitutif d’un avantage « par nature » consenti aux sociétés danoise et britannique, dès lors que la société française ne démontrait pas la réalité et la nature des services dont elle aurait bénéficié en contrepartie des redevances versées. Elle a, en conséquence, mis en œuvre le dispositif de l’article 57 du CGI.
La décision de la CAA de Versailles
L’existence de liens de dépendance entre la société française et les sociétés danoise et britannique ne faisant pas débat, les discussions se sont cristallisées autour de l’existence d’un avantage par nature.
La Cour écarte, point par point, les arguments avancés par l’Administration tenant à l’absence de contrepartie, pour la société française, au versement des redevances litigieuses.
L’Administration faisait, en premier lieu, valoir que la société française disposait des moyens matériels et humains pour réaliser elle-même les dossiers techniques nécessaires au dépôt des demandes d’AMM pour la réalisation de son activité. La Cour considère toutefois que l’Administration n’apportait pas une telle preuve, la réalisation des dossiers techniques en cause nécessitant le concours de divers professionnels ainsi que la réalisation de tests cliniques.
L’Administration soulignait, de plus, que certaines molécules (pour lesquelles les dossiers techniques indispensables à la réalisation de l’activité de la société étaient constitués) n’étaient détenues par aucune des sociétés concédantes et sous-concédantes, et ne figuraient pas davantage dans leur liste d’éléments incorporels. La Cour écarte l’argument au double motif que :
- cette inscription peut relever d’une autre catégorie de dépenses ou encore procéder d’une erreur dans l’inscription en comptabilité de ces molécules et des dossiers techniques qui y sont attachés ;
- les droits attachés à certains dossiers n’étaient pas acquis mais loués ou sous-loués par la société maltaise auprès de tiers, avant d’être concédés, puis sous-concédés.
Enfin, si l’Administration arguait que la valeur ajoutée créée par la société française reposait sur le développement de son réseau commercial et que les redevances versées la privaient du retour sur investissement auquel elle aurait droit en raison de l’activité qu’elle déploie, la Cour juge qu’une telle argumentation ne permettait pas de remettre en cause l’existence des services rendus par les sociétés danoise et britannique en contrepartie des redevances litigieuses, mais uniquement le caractère excessif du montant des redevances versées, le cas échéant.
Autrement dit, l’Administration n’apportait pas la preuve de l’existence d’un avantage « par nature » ; elle ne mettait pas davantage en évidence l’existence d’un avantage « par comparaison », n’ayant produit, devant le juge, aucun élément visant à comparer les prix pratiqués entre les entreprises liées considérées et ceux pratiqués par des entreprises similaires exploitées en toute indépendance.
L’avis des praticiens : Thomas Pautrat et Eleonore Christiaens
Cet arrêt est l’occasion de rappeler la dialectique de la charge de la preuve en matière de transfert indirect de bénéfices, notamment dans le cas où l’Administration considère que le contribuable a octroyé un avantage par nature à une société liée.
En effet, lorsque l’Administration souhaite se placer sur ce terrain, elle doit être en mesure de prouver l’absence totale de contrepartie : soit qu’un service ait été rendu gratuitement par la société française, soit qu’une charge ait été supportée par la société française sans qu’un service n’ait été rendu.
On relèvera sur ce point que cet arrêt permet de confirmer que, dans l’hypothèse du paiement d’une redevance entre sociétés liées, l’absence d’inscription de l’actif licencié au bilan du concédant ne suffit pas à caractériser un avantage par nature. La Cour administrative d’appel confirme ici la position du Tribunal Administratif de Lyon, fondée sur l’application des Principes OCDE applicables en la matière, sans toutefois y faire directement référence, comme l’avait fait le juge de première instance.
Par suite, dès lors que le contribuable est en mesure de justifier de l’existence d’une contrepartie à la transaction en cause, et donc de l’absence de libéralité, le transfert indirect de bénéfices ne pourra être caractérisé, à moins que l’Administration n’apporte des éléments visant à comparer les prix pratiqués entre les entreprises liées considérées et ceux pratiqués par des entreprises similaires exploitées en toute indépendance.
Ainsi, cette affaire a le mérite de rappeler les conditions strictes d’encadrement de la charge de la preuve, dans la lignée des arrêts fondateurs en la matière, qu’il s’agisse des décisions Cap Gemini (CE, 7 novembre 2005, n°266436) ou Philips France (CE, 19 septembre 2018, n°4057779).