Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – novembre 2023 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.
Le Conseil d’État rappelle que selon l’article L. 13 B du LPF, l’administration peut demander, lors d’une vérification de comptabilité, des précisions en matière de prix de transfert, à condition que cette dernière ait réuni des éléments faisant présumer l’existence d’un transfert indirect de bénéfices. L’insuffisance ou l’inexactitude des éléments fournis par le contribuable conduit à une présomption simple de transfert indirect de bénéfices, à charge pour l’entreprise vérifiée d’apporter la preuve contraire. Reste qu’en l’espèce, le niveau d’information attendu par l’administration semble particulièrement détaillé et reporter la charge de la preuve sur l’entreprise vérifiée.
La société ST Dupont est une entreprise française spécialisée dans la conception d’accessoires de luxe détenant plusieurs filiales de distribution, notamment une filiale établie à Hong Kong. Cette filiale achète les marchandises produites par la société française en vue de les revendre sur le marché local et s’acquitte également d’une redevance auprès de la société française pour usage de la marque.
À l’issue d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos au 31 mars 2009, 2010 et 2011, l’administration a caractérisé un transfert indirect de bénéfices à l’étranger dont l’origine est double, en considérant que (i) les prix auxquels la société vendait ses produits à sa filiale de Hong Kong et (ii) la redevance facturée à cette dernière étaient inférieurs à une rémunération de pleine concurrence.
Le Tribunal administratif de Paris (TA Paris, 20 mars 2019, n° 1620873 et n° 1705086, ST Dupont.) a seulement déchargé la société de la rectification portant sur la redevance, maintenant les impositions relatives à la vente des produits. La Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 13 avr. 2022, n° 19PA01644, ST Dupont.) devant laquelle la société a contesté ce jugement, a rejeté les conclusions de celle-ci, estimant qu’elle n’a pas apporté suffisamment de preuves lui permettant de justifier les prix de ses transactions intragroupes. Saisi à son tour, le Conseil d’État, dans la décision commentée, confirme la position des juges du fond. Pour citer le rapporteur public dans ses conclusions (reproduites en annexe), « le principal intérêt de cette affaire de prix de transfert est d’ordre procédural » ; son apport principal tient en effet à l’usage de l’article L. 13 B du LPF 1.
La charge de la preuve incombe au préalable à l’administration fiscale en matière de prix de transfert
L’article 57 du CGI dispose que « pour l’établissement de l’impôt sur le revenu dû par les entreprises qui sont sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle d’entreprises situées hors de France, les bénéfices indirectement transférés à ces dernières, soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen, sont incorporés aux résultats accusés par les comptabilités.»
L’administration supporte toujours la charge, dans un premier temps, d’administrer la preuve de l’existence d’un avantage
Pour reprendre le raisonnement synthétisé par le président Fouquet dans ses conclusions sous la décision SARL Boutique 2 M (CE, plén., 27 juill. 1988, n° 50020, SARL Boutique 2M : RJF 1988 n° 1139, concl. O. Fouquet p. 577.), la dialectique de la preuve du transfert indirect de bénéfices s’effectue en deux temps : « L’administration démontre-t-elle l’existence d’un avantage accordé par la société établie en France à la société établie à l’étranger ? Si l’administration le démontre […], le contribuable établit-il l’existence d’une contrepartie à cet avantage ? ». Ainsi, comme l’a jugé le Conseil d’État, « l’article 57 du CGI n’institue de présomption de l’existence d’un transfert indirect de bénéfices par une société assujettie à l’impôt sur les sociétés en France vers l’étranger que lorsque l’administration fiscale a établi l’octroi d’avantages consentis par cette société à ces entreprises» (CE, 2 mars 2011, n° 342099, Sté Soutiran et Cie : RJF 6/11 n° 733 ; BDCF 6/11 n° 73, concl. E. Geffray).
Si elle entend recourir à l’article 57 du CGI, l’administration fiscale supporte donc la première la charge de la preuve d’un avantage consenti par l’entité française à l’entité étrangère liée.
Les principes OCDE rappellent l’exigence de coopération du contribuable tout en invitant l’administration fiscale à faire preuve de compréhension
Les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert comprennent des recommandations quant aux demandes de justifications relatives à la fixation des prix de transfert présentées au cours d’un contrôle fiscal. L’OCDE invite en effet les vérificateurs à faire preuve de souplesse et à ne pas exiger des contribuables un niveau de précision irréaliste, compte tenu des faits et des circonstances. Les principes OCDE reconnaissent en particulier que les prix de transfert doivent tenir compte du jugement commercial porté par le contribuable sur l’application du principe de pleine concurrence, afin que l’analyse des prix de transfert soit en phase avec les réalités de la vie des affaires (Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, janv. 2022, § 4.9 : FI 2-2022, n° 4, § 1, comm. E. Llinares et J. Potin.).
Les principes OCDE rappellent également que les contribuables ont le devoir de coopérer avec l’administration fiscale, lorsque la charge de la preuve repose sur cette dernière. Pour autant, l’OCDE rappelle que « les administrations ne doivent pas chercher à imposer en matière de coopération des règles trop strictes auxquelles les contribuables auraient du mal à se conformer » (Ibidem, § 4.12). Le message est clair : quels que soient les devoirs du contribuable à l’égard de l’administration, ceux-ci ne doivent pas excéder les capacités de l’entreprise et du groupe concerné.
L’article L. 13 B du LPF apporte une exception en matière de charge de la preuve
L’article L. 13 B du LPF apporte une nuance aux règles applicables en matière de charge de la preuve. Ce dispositif s’adresse aux entreprises hors du champ de l’obligation documentaire permettant de justifier de leur politique prix de transfert 2. Ainsi, faute de disposer du détail des informations relatives aux transactions internationales, ce texte permet au service vérificateur de demander au contribuable des précisions en matière de prix de transfert.
Le jeu de l’article L. 13 B du LPF requiert de réunir des éléments permettant de présumer l’existence d’un transfert indirect de bénéfices
La mise en oeuvre de cette procédure suppose que le service réunisse des indices de l’octroi d’un avantage à une entreprise établie hors de France. Le rapporteur public rappelle que l’article L. 13 B n’impose pas à l’administration d’apporter « des preuves complètes et suffisantes » d’un transfert de bénéfices, mais uniquement « des premiers éléments suffisamment raisonnables et crédibles au juge de l’impôt ». Or, un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 20 décembre 2018 avait déjà montré que le juge adopte une lecture souple des conditions de mise en oeuvre de cette procédure (CAA Nantes, 20 déc. 2018, n° 18NT01366, Financière du Haut Anjou, concl. T. Jouno (définitif) : FI 2-2019, n° 4, § 19, comm. E. Lesprit). À l’inverse de ce que mentionne le rapporteur public, d’aucuns pourront s’inquiéter de la portée accordée à cette disposition qui permettrait à l’administration de faire peser sur les contribuables non concernés par l’obligation documentaire, des contraintes pouvant être considérées comme excessives au regard de leurs capacités.
En l’espèce, la société ST Dupont dégageait des pertes importantes et persistantes entre 2003 et 2009. Au contraire, sa filiale hongkongaise réalisait d’importants bénéfices sur la même période. Comme le rapporteur public le précise, la réalisation de pertes récurrentes ne constitue pas une présomption de transfert de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI. En l’absence d’élément contraire soulevé par le contribuable, il s’agit cependant d’un indice suffisamment raisonnable et crédible pour que l’article L. 13 B du LPF trouve à s’appliquer.
L’oeil de la pratique
La position de l’administration et la décision du juge d’admettre les déficits réalisés par la société comme un élément de présomption suffisant peut paraitre étonnante. La société a certes réalisé des pertes récurrentes pendant près de 7 ans. La pratique de marché montre néanmoins que le développement d’une activité peut, selon son marché et la nature de son activité, s’inscrire dans une période généralement similaire à celle-ci. Par conséquent, une telle situation ne devrait pas être préjudiciable à une société, dès lors que cette période de déficits récurrents peut correspondre à la nécessaire phase de développement de l’activité de la société. Si cette situation peut être naturellement retenue comme l’un des éléments constitutifs d’une présomption, il semble particulièrement léger s’il est retenu à lui seul. Cet examen détaillé doit naturellement tenir compte des circonstances propres à l’affaire et au profil de la société (création récente ou plus ancienne, situation par rapport à la concurrence, lancement d’un nouveau produit ou d’une nouvelle activité, adaptation aux transformations du marché, etc.) ; en l’espèce les informations à notre disposition ne permettent pas de mener cette analyse fine.
Lorsque les conditions d’application de l’article L. 13 B du LPF sont réunies, la société se trouve dans l’obligation de présenter les éléments demandés par le service de contrôle. En l’espèce, le vérificateur a demandé à la société de présenter sa politique de détermination des prix de vente intra-groupe et ses éventuelles modifications, ainsi que les coûts supportés, les risques et les fonctions qu’elle exerçait.
Dans sa réponse, la société a rappelé qu’elle est l’entrepreneur principal du groupe, alors que sa filiale de Hong Kong poursuit une simple activité de grossiste et de détaillant. Elle a indiqué qu’elle a recours à la méthode du prix de revente minoré d’une marge pour déterminer le prix de vente de ses produits à ses filiales étrangères. Pour justifier sa politique de prix de transfert, la société française s’est prévalue de comparables internes visant à comparer les prix de cession ainsi que les marges brutes des filiales européennes aux distributeurs indépendants européens, et les prix de cession des filiales asiatiques aux distributeurs indépendants intervenant sur les autres marchés.
Le service a considéré que les réponses apportées par la société ne pouvaient être considérées comme une information précise ni une justification concrète portant sur la méthodologie, la documentation, l’information et l’analyse des comparables retenus justifiant la pertinence de leur choix, des prix publics ou du niveau de marge revenant au distributeur. Le service a en particulier retenu que la société n’a présenté aucun élément chiffré de nature à justifier ses pertes, ni ses prix et les marges de ses filiales. Le rapporteur public abonde dans ce sens et considère en effet que « le seul fait qu’il y ait eu une réponse, et que les éléments fournis soient particulièrement abondants, ne suffit pas à démontrer que les éléments produits étaient pertinents ».
L’oeil de la pratique
Même si la nature exacte des informations transmises n’est pas connue à la lecture de la décision et de l’analyse du rapporteur public, cette position semble surprenante au regard du dispositif prévu par l’article L. 13 B du LPF. Ce dernier vise en effet les sociétés n’entrant pas dans le champ d’application de l’article L. 13 AA du LPF. Un niveau élevé de détail ne devrait pas être exigé de la part d’une société exemptée d’obligation documentaire en matière de prix de transfert, comme en l’espèce (Sur la période contrôlée (2009, 2010 et 2011), les chiffres d’affaires et actifs bruts détenus par la société ST Dupont sont respectivement de 45 M€, 39 M€, 47 M€ et de 73 M€, 68 M€, 68 M€.). À défaut, ces sociétés ne seraient plus protégées par le seuil de l’obligation documentaire. La lecture de cette décision et de l’analyse du rapporteur public pourrait conduire à redouter que la simple réalisation de pertes importantes et persistantes par un entrepreneur principal suffirait désormais à lui imposer une lourde obligation documentaire en dépit de sa taille modeste. Une telle approche serait pourtant contraire aux recommandations de l’OCDE qui viennent d’être rappelées
À suivre le rapporteur public, le recours à l’article L. 13 B du LPF pourrait à terme opérer de facto un renversement de la charge de la preuve
À défaut de réponse ou si les réponses sont insuffisantes, l’administration peut s’affranchir des éléments présentés par l’entreprise vérifiée et évaluer les bases d’imposition en partant des éléments dont le vérificateur dispose, en ayant recours à sa propre méthode. Il revient alors au contribuable d’apporter la preuve contraire et de critiquer la méthode retenue par l’administration. En l’espèce, la mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF a permis à l’administration de s’affranchir de la méthode de prix de transfert de la société et de recourir à la méthode du prix comparable sur le marché libre, en comparant les prix de vente de la société à sa filiale à ceux pratiqués par des sociétés tierces. Elle a alors conclu que la société vendait à sa filiale hongkongaise à un prix inférieur à celui du marché.
Le rapporteur public considère pourtant que ce dispositif n’implique « aucun renversement de la charge de la preuve ». Selon ce dernier,« dans ce cas en effet, l’administration tire la première et c’est à la société de répliquer, en critiquant la méthode de l’administration et non l’inverse ». La société se retrouve néanmoins placée dans une situation délicate et différente de celle qui aurait été la sienne dans le cadre de l’application habituelle de l’article 57 du CGI : sur la base de présomptions allégées, elle se trouve contrainte d’apporter des éléments détaillés de documentation de sa méthode de prix de transfert, puis en position difficile de tenter de réfuter l’analyse de l’administration fiscale et de convaincre le juge que sa méthode est plus pertinente que celle retenue par l’administration.
L’oeil de la pratique
Cette décision soulève une véritable difficulté pour les petites et moyennes entreprises puisque le juge semble autoriser l’administration à exiger de ces sociétés, pourtant non soumises à l’obligation documentaire de prix de transfert, un niveau de production d’informations et de documents sensiblement supérieur à ce qu’une entreprise pourrait se sentir contrainte de conserver. En faisant peser une obligation très lourde sur ces sociétés (pratiquement aussi lourde que celle imposée aux sociétés soumises à l’obligation de production d’une documentation prix de transfert), pourrait s’opérer un renversement de charge de la preuve sur ces sociétés, en s’éloignant de la logique résultant de la combinaison des articles 57 du CGI et L. 13 B du LPF.
Cette crainte est d’autant plus sensible alors que l’article 22 de la loi de finances pour 2024 prévoit la diminution importante du seuil des sociétés soumises à l’obligation de documentation des prix de transfert. À compter du 1er janvier 2024, ce seuil chuterait de 400 à 150 M€ de chiffre d’affaires ou d’actif brut. Initialement, ce seuil de l’obligation documentaire visait les sociétés relevant de la Direction des grandes entreprises (CGI, ann. III art.344-0-A), en cohérence avec l’objectif de réserver cette obligation documentaire contraignante aux plus grandes entreprises.
La conjugaison de la décision commentée et de cette nouvelle obligation documentaire étendue fait peser sur les groupes de taille modeste une exigence de documentation de prix de transfert alourdie. Les travaux de préparation et de conservation de la documentation des transactions intra-groupe, qui pouvaient jusqu’à présent être considérés comme accessoires, doivent désormais être perçus par les opérateurs économiques comme relevant d’une obligation sensible à ne plus négliger.
1 La décision mentionnée traite également de la question des déficits subis et non reportés sur les exercices contrôles dans le cadre d’un contrôle fiscal. Ce sujet ne sera pas abordé ici.
2 Selon l’article L. 13 AA du LPF, sont tenues de préparer une documentation relative à leurs prix de transfert les sociétés établies en France dont le chiffre d’affaires annuel hors taxes ou l’actif brut figurant au bilan est supérieur ou égal à 400 M€, ou qui détiennent à la clôture de l’exercice directement ou indirectement plus de la moitié du capital ou des droits de vote d’une entité juridique répondant aux mêmes critères, ou qui sont détenues dans les mêmes conditions par une telle entité, ou encore qui appartiennent à un groupe intégré comprenant au moins une entité satisfaisant à l’une des 3 conditions susmentionnées.