Dans un arrêt rendu le 17 juin dernier (CA Paris RG n° 24/05193, 17 juin 2025), la Cour d’appel de Paris confirme un jugement du Tribunal judiciaire du 5 décembre 2023 (n° 21/15827) qui condamne pour la première fois une société sur le fondement de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Cet arrêt de la chambre 5-12 rendu au fond sur ce fondement, enjoint la société à revoir son plan de vigilance.
En l’espèce, un syndicat découvre l’existence de travailleurs dissimulés au sein de certaines filiales et sous-traitants de la société. En dépit de deux mises en demeure, le syndicat considère que la société n’a pas satisfait à ses obligations légales dans le plan de vigilance de l’année 2021 et l’assigne en justice. Il obtient gain de cause devant le tribunal.
La Cour d’appel confirme l’insuffisance du plan de vigilance en relevant :
- une cartographie des risques trop générale ;
- des procédures d’évaluation des tiers non alignées avec cette cartographie ;
- un mécanisme d’alerte élaboré sans réelle concertation avec les syndicats qui avait mis en demeure l’entreprise et
- un dispositif de suivi des mesures de vigilance jugé incomplet.
Une demande de précision de la cartographie des risques
La Cour rappelle tout d’abord que, si la loi n’exige pas que le plan de vigilance communique sur l’ensemble des risques, en revanche, il doit « mettre en évidence les risques qui présentent le niveau le plus élevé par le biais d’une cartographie qui les identifie, les analyse et les hiérarchise et ce, distinctement et indépendamment des mesures mises en œuvre, ce qui peut être fait de façon synthétique mais néanmoins précise ».
En l’espèce, la cartographie du plan de vigilance 2021 de la société se caractérise par un trop haut niveau de généralité pour répondre à cet objectif. En conséquence, pour la Cour, c’est à juste titre que les premiers juges ont retenu que l’étape initiale de cartographie des risques n’était pas conforme aux exigences de l’article L.225-102-4 du code de commerce.
Cette défaillance a, de surcroit, conduit à un système d’évaluation des sous-traitants inadapté. Si le plan de vigilance décrivait, en effet, un mécanisme de contrôle des fournisseurs et des sous-traitants en trois phases (un questionnaire à remplir par ceux-ci, un audit documentaire réalisé à distance par un expert, puis des audits sur site), la Cour enjoint, cependant, à la société d’établir des procédures d’évaluation précises et identifiés par la cartographie des risques.
La preuve d’une concertation pour le dispositif d’alerte
La Cour énonce ensuite que « l’élaboration en concertation, diffère d’une simple consultation sur un projet prédéfini, et suppose une transmission d’éléments d’information et un échange de points de vue et de propositions sur la rédaction du contenu et la mise en œuvre du mécanisme à établir, en vue, et donc en amont, de son élaboration ». Toutefois, la Cour retient pour confirmer le jugement, qu’en l’espèce, l’envoi de courriels d’invitation et de dossiers de support en vue de réunions sur le « devoir de vigilance », sans compte rendu des réunions permettant de retracer la teneur des échanges avec les syndicats, est insuffisant pour démontrer un dialogue avec les organisations syndicales préalablement à l’élaboration du mécanisme d’alerte et de recueil des signalements.
Bien que la loi de 2017 ne modifie pas la charge de la preuve qui incombe aux plaignants – lesquels doivent donc en principe prouver une faute résultant des manquements aux obligations de vigilance mentionnées par l’article 1 de cette loi par la société – la Cour opère ici, en filigrane, un renversement de la charge de la preuve. Il incombait, en effet, à cette dernière de prouver qu’elle avait mis en place un dialogue concret avec les organisations syndicales.
Un premier examen du plan de vigilance en appel
Jusqu’aux arrêts du 18 juin 2024 (CA Paris RG 23/14348, 21/22319, 23/10583, pôle – ch 12, 18 juin 2024) rendus à l’encontre de trois autres sociétés, les conditions de recevabilité d’un procès au fond sur le fondement du devoir de vigilance furent fortement discutée, le juge se montrant réticent à combler le silence de la loi de 2017.
Ainsi, cette première décision d’appel, imposant à une entreprise de revoir son plan de vigilance offre au juge l’occasion de préciser le contenu et le niveau de détail exigés pour les mesures à inclure, apportant, ainsi, des indications concrètes aux entreprises en matière de conformité.
Des références à la directive européenne CS3D
La directive européenne du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de développement durable (CS3D) a pour ambition d’accroître les standards de vigilance des entreprises au regard des impacts négatifs que leur chaîne d’activités peut avoir sur les droits humains et l’environnement. La Commission européenne avait présenté le 26 février dernier le paquet « Omnibus », comportant une série de mesures ayant pour effet de reporter, voire de supprimer l’application de certaines obligations de vigilance et de reporting issues notamment de la directive CS3D (Dernières nouvelles en Droit des sociétés #3 Paquet Omnibus de mars 2025).
Dans ce contexte, la Cour précise au sein de la décision commentée que les demandes d’injonctions formulées par le syndicat devront être interprétées à l’aune de la seule loi française de 2017 sur le devoir de vigilance et non pas selon la directive CS3D (cette dernière n’étant pas transposée en droit national en l’état). Cependant, la décision commentée anticipe l’application de la directive en veillant à présenter la cohérence des deux textes dans l’interprétation qu’elle retient. La Cour opère ainsi en l’espèce une analyse de l’affaire qu’elle décrit comme étant « en phase » avec les articles 8 et 9 de la directive européenne.
La lecture de l’arrêt, salué par certains, décrié par d’autres, laisse un sentiment d’insatisfaction en ce qu’il révèle un devoir de vigilance discuté d’un point de vue formel, laissant de côté la réalité au fond des pratiques qu’il est censé vouloir modifier. Certes, les juges se gardent bien de donner des instructions en matière de gestion (ce qui serait une dénaturation de leur office), préfigurant des débats qui porteront essentiellement sur la méthodologie de mise en œuvre du devoir de vigilance.
De là à conclure que la vigilance des entreprises doit avant tout porter sur la formalisation de leur devoir de vigilance… il n’y a qu’un pas !