Imputation des pertes définitives d’une succursale étrangère : décision défavorable des juges du fond

La CAA de Paris écarte l’application de l’exception « Marks & Spencer » dans le cas de pertes définitives réalisées par des succursales européennes – et tire ainsi les conséquences de la récente décision SCA Financière SPIE Batignolles rendue par le Conseil d’Etat en avril dernier (CE, 26 avril 2024, n°466062).

L’exception « Marks & Spencer » : une construction prétorienne bientôt finalisée

Il y a près de 20 ans déjà, la CJUE a jugé qu’un État membre peut s’opposer à la faculté pour une société de déduire des pertes subies par une filiale établie dans un autre Etat membre, sauf si ladite filiale a épuisé toute possibilité d’utiliser ses pertes sur ses bénéfices actuels ou antérieurs, et s’il n’existe pas de possibilité pour que ces pertes puissent être prises en compte au titre des exercices futurs, soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci (« exception Marks & Spencer », CJCE, 13 décembre 2005, aff. 446/03, Marks & Spencer, étendue aux établissements stables par CJUE, 15 mai 2008, aff. C-414/06, Lidl Belgium).

Le juge de l’impôt a d’abord fait échec à l’application en France de cette « exception Marks & Spencer » (CE, 15 avril 2015, n°368135, Société Agapes), en se fondant sur la décision X Holding BV de la CJUE (CJUE, 25 février 2010, C-337/08), qui avait posé le principe selon lequel l’interdiction pour une filiale non-résidente d’appartenir à un groupe fiscal n’était pas contraire à la liberté d’établissement, sans prévoir de réserve applicable à des situations de pertes définitives, si bien que les pertes de la filiale non-résidente ne pouvaient être imputées sur le résultat d’ensemble d’un groupe fiscal.

Puis, pour tenir compte des évolutions de la jurisprudence européenne, des juridictions du fond ont admis de faire jouer l’« exception Marks & Spencer » (pour des pertes subies par une filiale, CAA Paris, 15 décembre 2023, n°21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium et CAA Paris, 15 décembre 2023, n°21PA01850, pour des pertes réalisées par une succursale étrangère, CAA Versailles, 9 juin 2022, n°19VE03130, SCA Financière SPI Batignolles).

Récemment, le Conseil d’État s’est à nouveau prononcé sur la question, de manière défavorable, dans le cas de pertes définitives réalisées par une succursale étrangère (CE, 26 avril 2024, n°466062, SCA Financière SPIE Batignolles).

Sans prendre position sur le caractère définitif des pertes étrangères, il a fondé sa décision, en ligne avec l’arrêt W AG de la CJUE, sur les dispositions de la convention fiscale applicable, réservant au seul Etat membre d’accueil le droit d’imposer les bénéfices réalisés par l’établissement stable étranger (CJUE, 22 septembre 2022, W AG, aff. C-538/20).

Reste désormais seulement en suspens la question des pertes subies par une filiale étrangère, sur laquelle il devrait être amené à se prononcer très prochainement (dans le cadre des pourvois formés contre les décisions CAA Paris, 15 décembre 2023, n°21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium et CAA Paris, 15 décembre 2023, n°21PA01850).

L’histoire

Une société française, membre d’un groupe intégré, a déduit de ses résultats imposables en France, les pertes fiscales supportées par ses succursales exploitées en Grèce et au Portugal, jusqu’à la date de leur cessation d’activité, consécutive au retrait de leur licence bancaire, en 2011 et 2012.

A l’issue d’une vérification de comptabilité, l’Administration a remis en cause l’imputation de ces déficits, redressement conforté par les juges de 1re instance (TA Montreuil, 27 avril 2023, n°2010516).

La décision de la CAA de Paris

Sans se prononcer sur le caractère définitif des pertes étrangères, la Cour se fonde sur le terrain des conventions franco-grecque et franco-portugaise, lesquelles prévoient, de manière classique, que les bénéfices réalisés par un établissement stable ne sont imposables que dans l’État de situation de cet établissement stable.

Elle se réfère ensuite à la décision W AG, dans le cadre de laquelle la CJUE a jugé que ne porte pas atteinte à la liberté d’établissement l’État membre qui refuse la prise en compte par une société résidente des pertes subies par son établissement stable situé dans un autre État membre, dès lors qu’il a renoncé à son pouvoir d’imposer les résultats de cet établissement stable en application de la convention fiscale bilatérale signée avec l’État membre d’accueil de cet établissement stable (CJUE, 22 septembre 2022, W AG, aff. C-538/20).

La Cour en conclut qu’aucune restriction à la liberté d’établissement ne saurait ainsi être constatée à raison de l’impossibilité pour la société requérante d’imputer sur ses résultats les pertes réalisées par ses succursales grecque et portugaise, pas plus qu’à raison de l’impossibilité qui en résulte de bénéficier de toute prise en compte desdites pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscalement intégré dont elle est membre.

Photo de Alice de Massiac
Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

Photo de Clara Maignan
Clara Maignan

Clara Maignan, avocat, a rejoint les équipes de Deloitte Société d’Avocats en 2011. Elle exerce au sein du Comité Scientifique Fiscal.