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Intelligence artificielle et prix de transfert : concilier innovation et conformité dans un contexte réglementaire renforcé

Cet article a été publié pour la première fois sur La Lettre du Trésorier, et est reproduit sur ce blog avec l’autorisation de ses auteurs.

A l’heure où l’administration fiscale française renforce ses capacités de contrôle grâce à l’intelligence artificielle et au data mining, les entreprises intègrent de plus en plus ces technologies dans leurs fonctions juridiques et fiscales. En matière de prix de transfert, l’intelligence artificielle représente à la fois une piste d’optimisation et un risque, qu’il convient de maîtriser dans le respect d’un cadre réglementaire de plus en plus strict.

Un levier de transformation et d’efficacité

L’intelligence artificielle, notamment dans sa forme générative (correspondant aux modèles comme Chat GPT spécialisés dans la création de contenus en réponse à une instruction formulée en langage naturel), offre depuis plusieurs années un potentiel inédit d’efficacité, de précision et d’analyse dans la gestion fiscale et juridique des entreprises, particulièrement en matière de prix de transfert, enjeu central pour les groupes multinationaux.

Au-delà d’un simple effet de mode, l’intelligence artificielle permet une automatisation intelligente de tâches répétitives, une analyse approfondie de bases de données complexes, ainsi qu’une modélisation et une simulation de scénarios fiscaux et économiques. En matière de prix de transfert, les applications sont nombreuses : collecte automatisée des données, analyse des flux intra-groupes, modélisation des politiques de prix et d’allocation des coûts, sélection des comparables pour les benchmarks, ou encore génération et automatisation des éléments contractuels et de la documentation.

Ces avancées permettent aux fiscalistes de se concentrer davantage sur des problèmes à plus forte valeur ajoutée, tout en gagnant en temps et en fiabilité, les repositionnant en partenaires stratégiques des fonctions groupe.

Conditionné aux données et à la maîtrise des risques

Toutefois, l’efficacité repose sur la solidité des données exploitées. Les phénomènes d’hallucination ou d’erreurs d’interprétation sta-tistique sont fréquents, en particulier dans un contexte où la nuance est essentielle. Il est donc crucial de développer une gouvernance robuste des données, ainsi que des stratégies rigoureuses de traitement et de vérification.

La formation des collaborateurs constitue aussi un pilier indispen-sable de cette transformation, afin de garantir une bonne compréhension des limites des outils et de favoriser une adoption fiable et responsable. De nombreux organismes de formation proposent désormais des programmes adaptés aux fonctions juridiques et fiscales. Par ailleurs, il peut être pertinent pour les groupes multinationaux de rédiger des chartes internes encadrant l’usage de l’intelligence artificielle dans ces fonctions.

Un terrain privilégié, mais sous haute surveillance

Parallèlement à ces avancées techniques, le cadre réglementaire français s’est récemment durci en matière de prix de transfert. Pour rappel, la loi de finances pour 2024 (loi n°2023-1322 du 28 décembre 2023) a notamment abaissé les seuils déclenchant l’obligation de documentation des prix de trans-fert, renforcé les sanctions en cas de non-respect, et introduit une notion d’opposabilité de la documentation fiscale. Cette dernière disposition inverse la charge de la preuve : désor-mais, en cas de différence entre les résultats comptables et la politique de prix de transfert documentée, c’est au contribuable de démontrer l’absence de transfert de bénéfices.

Cette évolution impose aux entre-prises une vigilance accrue. La documentation devient un élément clé de défense lors des contrôles fiscaux, avec des exigences renforcées en termes de qualité et de cohérence. L’intelligence artificielle, en facilitant la production documentaire et l’analyse des données, peut accompagner les entreprises dans ce contexte contraignant. Cependant, elle soulève plusieurs questions, notamment en matière de responsabilité en cas d’erreurs induites par l’intelligence artificielle, de protection des données sensibles, ou encore de transparence des algorithmes utilisés. Dans ce cadre, l’appui des conseils et cabinets spécialisés dans la préparation de la documentation de prix de transfert s’avère d’autant plus indispensable.

Le fisc de plus en plus outillé et proactif

Depuis plusieurs années, les admi-nistrations fiscales en France modernisent leurs outils pour renforcer l’efficacité et la précision de leurs contrôles. Par définition, leur acti-vité se focalise, en effet, sur le traitement de l’information, notamment déclarée par les contribuables. La révolution numérique, suivie par celle de l’intelligence artificielle, offre des leviers majeurs dans la lutte contre la fraude.

L’arrivée en 2024 de l’agent conver-sationnel Albert, une interface intégrant l’intelligence artificielle générative à disposition des usagers, marque une étape supplémentaire dans cette transformation (Rapport n°491 (2023-2024) – Délégation à la prospective l’IA et l’avenir du Service Public, Sénat), tout comme le projet en cours Pilat, outil unifié dédié au pilotage et à l’analyse de la chaîne du contrôle fiscal.

Toutefois, le premier usage de l’intelligence artificielle dans la lutte contre la fraude fiscale concerne sur-tout la programmation du contrôle fiscal, avec la généralisation du recours au data mining (le croisement et l’exploitation en masse de données détenues par l’administra-tion : données déclaratives, données obtenues auprès des tiers ou données issues du renseignement fiscal, etc.). La DGFIP y recourt depuis 2016, et dispose d’une équipe dédiée d’une dizaine de data scientists pour la conception et l’utilisation des algorithmes de croisement.

Les résultats sont concrets : en 2024, près de la moitié des contrôles fiscaux des professionnels ont été initiés grâce à ces technologies. Le montant des droits et pénalités notifiés a ainsi doublé en cinq ans, atteignant 16,7 milliards d’euros en 2024, dont 2,5 milliards résultent directement d’opérations de ciblage assisté par l’intelligence artificielle, soit 400 millions de plus qu’en 2023 (Rapport d’activité 2024 de la DGFIP, Juin 2025). Ces chiffres illustrent l’efficacité de ces outils, qui permettent à une petite équipe de data scientists d’orienter une part importante des contrôles avec une meilleure précision. La qualité et la fiabilité des données utilisées, notamment issues des documentations de prix de transfert, apparaissent donc cruciales.

Par ailleurs, la généralisation progressive de la facturation électronique en France, prévue entre 2026 et 2027, offrira à l’administration fiscale un accès direct et instantané à des flux de données massifs, notam-ment concernant les transactions intragroupes. Cette nouvelle source d’information viendra renforcer encore davantage le contrôle et la lutte contre la fraude.

  • Diane Bruneau

    Diane est titulaire d’un master en finance et comptabilité française ainsi que d’un master en droit fiscal français et droit…

  • Benjamin Conort

    Benjamin Conort est Directeur au sein de l’équipe Prix de Transfert de Deloitte Société d’Avocats. Benjamin est, entre autres, spécialisé…