Principe de pleine concurrence – Point de référence de l’intervalle des prix de pleine concurrence – Détermination de la participation au développement d’un incor-porel non détenu par la société

Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – Mai 2025 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.

La CAA de Paris rappelle que l’absence de rémunération accordée à une entreprise établie en France qui expose des charges contribuant au développement de la valeur d’une marque appartenant à sa société mère établie hors de France peut constituer un transfert indirect de bénéfices à l’étranger. Par ailleurs, elle considère qu’aucun fondement juridique ne contraint l’admi-nistration fiscale à retenir le taux de marge nette médian lorsque celle-ci rectifie les résultats d’une société sur le fondement de l’article 57 du CGI, et admet en l’espèce une détermination sur la base de la moyenne des rémunérations des comparables.


CAA Paris, 9e ch., 13 déc. 2024, n° 23PA01130, Sté Roger Vivier Paris, C (V. annexe 1)

Pourvoi enregistré sous le n° 501421


La société Roger Vivier Paris (ci-après « la société ») exerce en France une activité de distribution de chaussures et d’articles de luxe sous la marque Roger Vivier, détenue successivement par d’autres sociétés étrangères. Dans le cadre de cette activité, la société s’approvisionne exclusivement auprès de la société Tod’s, dont elle est dépendante au sens de l’article 57 du CGI.

La société a fait l’objet d’une vérification de comptabilité au titre des exercices 2012 à 2014. À l’issue de ce contrôle, l’administration fiscale a estimé que, dès sa création en 2003, la société avait procédé à des transferts indirects de bénéfices au profit d’entités établies hors de France avec lesquelles elle entretenait des liens de dépendance.

Selon l’administration, outre sa fonction de distributeur, la société assumait également un rôle de promotion et de valorisation de la marque Roger Vivier, sans percevoir une rémunération adéquate au titre de cette contribution.

Pour reconstituer les résultats de l’entreprise, l’administration a utilisé la méthode transactionnelle de la marge nette (MTMN), en se fondant sur les données d’un échantillon de quarante-trois sociétés qu’elle a considérées comparables et opérant dans des conditions de pleine concurrence.

Son analyse a montré que la moyenne des marges des comparables s’élevait à 6,76 %, alors que la marge nette pondérée de la société, sur la période 2005-2014, était négative à -13,38 %, traduisant ainsi une situation économique que n’aurait pas toléré une entreprise indépendante.

La société a contesté cette analyse et a notamment fait valoir l’absence de déséquilibre dans ses relations commerciales : elle a critiqué l’usage du taux de marge moyen plutôt que du taux médian. Les moyens de la société requérante ayant toutefois été intégralement écartés par le Tribunal administratif de Paris dans son jugement du 17 janvier 2023 (TA Paris, 17 janv. 2023, n° 1904469, C.), la société a interjeté appel devant la Cour administrative d’appel de Paris.

La CAA rappelle l’importance d’une analyse fonctionnelle diligente permettant de justifier tout avantage intragroupe par des contreparties équivalentes

À l’issue de la vérification de comptabilité de la société, les vérificateurs ont considéré avoir mis en évidence que l’activité de promotion et de valorisation de la marque Roger Vivier développée par cette dernière engendrait des charges significatives, en particulier les loyers d’un local situé à une adresse prestigieuse ainsi que des coûts liés à du personnel hautement qualifié.

Constatant que la société enregistrait des déficits d’exploitation constants sur les exercices 2004 à 2012, le service vérificateur a estimé que cette fonction n’était pas suffisamment rémunérée. La société ne refacturait en effet qu’une partie de ces coûts afférents à cette activité (entre 30 % et 75 %) et sans appliquer de marge. Par ailleurs, elle consentait à la société Tod’s une décote moyenne de 65 % sur les produits invendus qu’elle lui retournait, alors que la remise consentie par cette dernière à la société était limitée à 4 %.

La Cour administrative d’appel de Paris a validé l’analyse de l’administration en se fondant sur ces éléments, considérant que la société avait indirectement transféré des bénéfices à l’étranger, au sens de l’article 57 du CGI, aux sociétés propriétaires de la marque ainsi qu’à la société Tod’s.

Cet arrêt s’inscrit dans le courant de jurisprudence désormais établi de la Cour administrative d’appel de Paris et dont les vérificateurs n’ont pas tardé à s’emparer, selon lequel une faible rémunération et une analyse fonctionnelle lacunaire, notamment en lien avec la question des fonctions susceptibles de participer à la valorisation d’une marque, peut conduire à établir un transfert indirect de bénéfices. En l’espèce, la société n’a en effet pas établi ni même allégué que les avantages qu’elle a ainsi consentis à d’autres sociétés du groupe ont été justifiés par l’obtention de contreparties. Elle n’a apporté aucun élément de nature à renverser la présomption du service vérificateur.

Dans son arrêt Ferragamo, la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 30 juin 2022, n° 20PA03601, Min. c/ Sté Ferragamo France : FI 4-2022, n° 4, § 9, comm. P. Escaut.) avait déjà retenu que la filiale française supportait des charges excédentaires, liées à la valorisation de la marque, sans contrepartie suffisante, en dépit de certains avantages commerciaux tels qu’un rabais de 25 % sur les prix d’achat, la reprise des invendus et l’absence de redevance de marque.

De la même manière, par son arrêt Issey Miyake Europe, la même Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 29 juin 2022, n° 20PA03807, S Issey Miyake Europe.) a considéré que la société française n’avait présenté aucun justificatif de nature à démontrer que la somme forfaitaire de 200 000 euros allouée par sa société mère étrangère (propriétaire de la marque) au titre de la participation à son loyer serait suffisante pour prendre en charge la fonction de valorisation de la marque.

L’OEIL DE LA PRATIQUE

Si cette approche commode pour les services de vérification semble devenir automatique alors qu’elle parait contestable, ce nouvel arrêt rappelle aux groupes internationaux l’impératif d’une analyse fonctionnelle rigoureuse et d’une étude précise, permettant d’établir qu’une juste rémunération a bien été accordée au regard des fonctions exercées localement, notamment lorsqu’elles pourraient être considérées comme contribuant à l’accroissement de la valeur d’un actif incorporel tel qu’une marque. En l’absence de contrepartie justifiée et mesurable, l’administration conclut systématiquement à l’existence d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI.

La rémunération de marché peut-elle être exprimée par le taux de marge nette moyen des comparables ?

L’aspect le plus remarquable de l’arrêt commenté et susceptible de retenir l’attention du praticien des prix de transfert, réside dans la validation par la Cour administrative d’appel de Paris du choix, par le service vérificateur, de déterminer la rectification proposée à la société en retenant le taux moyen de marge nette des comparables – et non le taux médian.

Afin de corriger le taux de marge nette de la société, les vérificateurs ont retenu, pour les exercices 2006 à 2012, un taux de 6,76 % (le taux moyen de marge nette du panel de comparables) alors que le taux médian (habituellement retenu par les vérificateurs comme référence) s’élevait à 4,12 %. Ce choix a naturellement conduit à majorer de manière significative les résultats soumis à l’impôt par l’administration (plus de deux points de pourcentage supplémentaires).

Le taux de rémunération cible à retenir au sein de l’intervalle interquartile reste un débat ancien, source de contentieux récurrents.

À ce jour, la jurisprudence ne reconnaît pas le caractère automatique d’un ajustement à la médiane. Ainsi, dans l’arrêt TCL Belgium du 29 novembre 20164, la Cour administrative d’appel de Versailles a affirmé que la médiane ne saurait, à elle seule et par principe, constituer une référence pertinente. De la même manière, à l’occasion de plusieurs décisions relatives à la société General Electric Medical Systems (CAA Versailles, 9 févr. 2017, n° 15VE03699 et n° 15VE02288. – CE, 6 juin 2018, n° 409645 et 409647, Sté General Electric Medical Systems : Lebon T. ; RJF 8-9/18 n° 833, concl. R. Victor C 833. – CE, 28 nov. 2018, n° 410779, concl. K. Ciavaldini : FI 1-2019, n° 4.2.1 ; FI 1-2019, n° 4, § 14, comm. É. Lesprit.), le Conseil d’État a eu recours à la médiane en prenant la précaution d’indiquer que, dans le cas de l’espèce, ce point reflétait le mieux les faits et les circonstances qui lui étaient soumis. Au demeurant, en reconnaissant que le service vérificateur avait suffisamment motivé le recours à la médiane, le Conseil d’État est alors resté fidèle à sa jurisprudence selon laquelle la charge de la preuve incombe à l’administration.

Dans son arrêt Menarini, la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 22 nov. 2023, n° 21PA06233, SASU Menarini Diagnostics France.) a souligné que (i) la médiane permet d’éliminer « les valeurs extrêmes et les risques d’erreur » et que (ii) « la société ne justifie pas que l’application [du premier quartile] serait plus appropriée pour le calcul des rehaussements », renversant ainsi la charge de la preuve sur le contribuable.

Dans l’affaire ici commentée, alors que la société critiquait expressément « l’utilisation erronée de la moyenne aux lieu et place de la médiane pour procéder à la rectification », les juges d’appel ont estimé que « ni les Principes de l’OCDE applicables aux prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations publiques, dans leur version de 2022, notamment ceux énoncés au point 3.62 en cas d’application de la méthode transactionnelle de la marge nette, ni les commentaires de l’administration n’impliquent qu’une telle médiane soit appliquée ». La cour a ainsi considéré, en l’absence de fondement juridique imposant le recours à la médiane, que l’administration conserve toute latitude pour retenir le point de son choix, au sein de l’intervalle interquartile, maximisant ainsi la rectification proposée. D’aucuns pourraient trouver dans cette approche l’illustration d’une tendance visant à accroître la discrétion laissée à l’administration, tout en laissant la charge de la preuve de la pertinence du point retenu à l’entité vérifiée.

L’OEIL DE LA PRATIQUE

En définitive, ce n’est ainsi pas tant l’usage de la moyenne que valide la CAA que la liberté reconnue à l’administration fiscale de retenir le point de l’intervalle qui lui semble le plus pertinent – ou le plus favorable – sans justification spécifique, sauf à ce que le contribuable démontre que le recours à un autre point, tel que la médiane, s’imposait. Cette approche favorable aux vérificateurs peut être vue comme un renversement de la charge de la preuve qui pèse pourtant initialement sur l’administration, aux termes de l’article 57 du CGI.

Cette position de la CAA de Paris devra être scrutée, si elle est renouvelée, dans la mesure où elle suit celle du service vérificateur alors qu’elle considérait à juste titre, dans l’affaire Menarini précitée, que la médiane permet d’éliminer « les valeurs extrêmes et les risques d’erreur ».

L’indicateur choisi n’a de sens que s’il reflète la place économique de l’entreprise au sein de l’échantillon étudié

Alors que la médiane neutralise l’influence des valeurs aberrantes d’un échantillon – qu’il s’agisse des plus faibles ou des plus élevées-, le choix de l’administration de recourir à la moyenne soulève des interrogations d’un point de vue mathématique : la moyenne ne garantit pas le même niveau de représentativité pour procéder à un ajustement en matière de prix de transfert.

Au plan économique et statistique, le recours à l’intervalle, avec l’application du 1er quartile, de la médiane ou du 3e quartile, a précisément pour objectif d’assurer la qualité de l’information et donc du niveau de la rémunération allouée, en considérant un intervalle révélateur de la réalité du secteur d’activité dont sont issues les entreprises comparables retenues. Toute limitation de l’intervalle revient à fragiliser ce travail de comparaison en privant l’étude de sa fiabilité statistique.

Tel est l’objectif de l’OCDE dans ses principes en matière de prix de transfert : tout en offrant une flexibilité dans l’identification du point précis de pleine concurrence, le recours à des mesures statistiques telles que la moyenne ou la médiane doit rester conditionné par les caractéristiques spécifiques des données disponibles. L’OCDE exige donc, en dépit d’une liberté méthodologique, des résultats fiables et cohérents, quelle que soit la méthode choisie. Or, la moyenne et la médiane n’offrent pas le même degré de fiabilité statistique.

La moyenne, qui reflète la tendance centrale d’un ensemble de données, est particulièrement pertinente lorsque l’échantillon est symétrique, c’est-à-dire lorsque les valeurs sont réparties de manière équilibrée. En revanche, cet indicateur atteint ses limites lorsque l’échantillon contient des valeurs extrêmes – très élevées ou très faibles – qui peuvent fausser le résultat et rendre la moyenne non représentative. Or, en matière de prix de transfert, les analyses de comparables incluent fréquemment des données extrêmes, en raison de la diversité des entreprises comparables identifiées sur le marché. D’autres mesures sont alors privilégiées en vue d’identifier le point de pleine concurrence, et notamment la médiane.

La médiane correspond en effet à la valeur qui sépare un ensemble de données en deux parties égales : 50 % des données lui sont inférieures, et 50 % lui sont supérieures. Contrairement à la moyenne, la médiane n’est pas influencée par les valeurs extrêmes, car elle repose sur la position des données dans la distribution, et non sur leur valeur. Le recours fréquent à la médiane dans les analyses de prix de transfert ne relève ainsi pas d’une simple préférence méthodologique mais bien d’un choix technique, fondé sur les règles mathématiques et statistiques, reposant sur la nature imparfaite des données disponibles et sur le sens des informations à exploiter.

L’indicateur choisi est ainsi porteur de sens uniquement s’il reflète effectivement la place économique de l’entreprise au sein de l’échantillon étudié. L’OCDE, en détaillant ses recommandations en matière de prix de transfert, n’a pas retenu une position dogmatique ; elle a fondé sa position sur ces travaux techniques scientifiques.

L’OEIL DE LA PRATIQUE

La CAA de Paris semble, dans l’affaire commentée, avoir été guidée par un raisonnement juridique qui paraît s’éloigner de la logique et du mécanisme de l’OCDE sur lequel elle entend pourtant se fonder, en considérant que toute valeur issue de la fourchette de pleine concurrence peut constituer un point de référence. Elle fait cependant fi de sa position antérieure, techniquement solide telle qu’argumentée dans son arrêt Menarini, exigeant que l’administration justifie le point auquel elle entend recourir.

Une clarification méthodologique sera ainsi bienvenue, afin d’éviter l’ambiguïté entre logique économique et contentieuse. La position du Conseil d’État sur ce point devrait offrir une aide précieuse (un pourvoi ayant été formé).

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Eric Lesprit

Eric a plus de 25 ans d’expérience en matière de fiscalité internationale, notamment en matière de prix de transfert. Il a exercé différentes responsabilités au sein de la Direction Générale […]

Shalina Veerapen

Shaline est diplômée en droit. Elle travaille actuellement en tant qu’Assistant Manager spécialisé dans les questions de prix de transfert.