Apports à une société étrangère : l’agrément préalable en difficulté devant la CJUE

La fragilité de la procédure instaurée en France, au regard de la liberté d’établissement, est confirmée par l’avocat général Melchior Wathelet qui ne traite toutefois pas la question prioritaire de savoir si la clause anti-abus de la Directive ne s’oppose pas, dans les faits, à l’examen de cette euro-compatibilité.

On se souvient que par un arrêt en date du 30 décembre 2015 (n° 369311), le Conseil d’Etat a renvoyé deux questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union Européenne portant sur la compatibilité avec le droit de l’Union de la procédure d’agrément préalable prévue en cas d’apports faits à des personnes morales étrangères par des personnes morales françaises (CGI, art. 210 C). On notera que le Conseil d’Etat a saisi la CJUE d’une question similaire, portant cette fois sur l’ancienne clause anti-abus de la Directive Mère-fille (arrêt du 30 décembre 2015 ; n° 366268, Société Cameron France).

La CJUE est ainsi interrogée sur le point de savoir si :

  • la clause anti-abus de la Directive Fusions (aujourd’hui codifiée à son article 15), permettant aux Etats membres de refuser le bénéfice du régime de faveur qu’elle prévoit aux opérations ayant comme objectif principal la fraude ou l’évasion fiscales, doit être interprétée comme faisant écran à un examen de l’euro-compatibilité au regard de la liberté d’établissement des règles de droit interne mettant en œuvre cette faculté ;
  • et si tel n’est pas le cas, les dispositions de l’article 210 C sont effectivement compatibles avec le principe qui garantit la liberté d’établissement dans l’Union (TFUE, art. 49).

La question principale est bien celle relative à l’effet écran de la clause anti-abus. Il s’agit d’une problématique inédite de hiérarchie des normes sur laquelle on ne peut préjuger de la solution mais qui commandera l’examen de la seconde.

Même si elle n’a vocation à être traitée que si la CJUE apporte une réponse négative à cette première question, l’Avocat général Melchior Wathelet vient de présenter ses conclusions sur la seconde question touchant à la compatibilité effective de la mesure qui nous occupe.

En l’espèce, une société française avait fait l’objet d’une opération de dissolution sans liquidation au profit de son associé unique, une société luxembourgeoise, sans respecter l’exigence d’agrément préalable posée par le CGI. Sur ce fondement l’administration fiscale lui a refusé l’application du régime de faveur.

Le contribuable invoque alors pour se défendre une restriction injustifiée à la liberté d’établissement (TFUE, art. 49). En effet, le bénéfice du régime fiscal spécial des fusions est subordonné à l’obtention d’un agrément préalable dans le cas d’apports faits à des personnes morales étrangères par des personnes morales françaises (CGI, art. 210 C), alors qu’il s’applique de plein droit aux opérations réalisées entre sociétés françaises.

L’avocat général confirme la robustesse de l’argumentaire déjà connu et conforte également les doutes pesant sur certaines conditions de fond exigées, en pratique, depuis plusieurs années (conclusions du 26 octobre 2016, aff. C-14/16 Euro Park Service).

On notera que dans son instruction de l’affaire, l’avocat général se livre à une analyse très critique de la procédure en cause, pouvant parfois paraitre excéder le cadre strict de sa mission.

L’identification d’une restriction non justifiée à la liberté d’établissement pour défaut de proportionnalité

En subordonnant à une procédure d’agrément préalable les seuls apports faits à des personnes morales étrangères, le 2e alinéa de l’article 210 C du CGI rend la législation française moins attrayante pour ceux-ci, en les soumettant à une condition supplémentaire qui leur impose de renverser une présomption générale d’évasion fiscale (point 66). Par conséquent, une restriction à la liberté d’établissement est bien caractérisée.

Il poursuit en considérant que, même si le mécanisme d’agrément préalable pouvait être justifié par la nécessité de lutter contre la fraude ou l’évasion fiscales, il ne résisterait pas au test de proportionnalité en raison du caractère systématique de la présomption de fraude qu’il institue et qui va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif d’intérêt général en cause (point 74). Est particulièrement relevée la circonstance qu’est imposée au contribuable réalisant un apport à une société étrangère de justifier de la réalité et de la sincérité d’une opération, de façon systématique et ce, même en l’absence du moindre indice de fraude ou d’évasion fiscales (point 75).

Pour arriver à cette conclusion, l’avocat général considère que l’objectif de lutte contre la fraude fiscale visé par la clause anti-abus de la Directive Fusions reflète le principe général du droit de l’Union qui prohibe l’abus de droit. Il propose qu’il ait la même portée, qu’il soit invoqué pour l’application de la Directive ou pour celle de la liberté d’établissement. La présomption générale de fraude doit être appréciée de façon identique que soit invoquée la Directive Fusions ou les libertés fondamentales reconnues par le TFUE (qu’il s’agisse de la notion même ou de l’appréciation du principe de proportionnalité).

Critique de la pratique administrative française

Même si la question préjudicielle vise uniquement le caractère discriminatoire au regard de la liberté d’établissement de la procédure d’agrément préalable dans un cadre transfrontalier, l’avocat général donne son point de vue sur la pratique administrative française et sa conformité à la Directive Fusions.

A titre liminaire, il convient de noter que l’avocat général indique que ce n’est pas tant l’existence d’une procédure d’agrément que ses conditions de fond et de preuve qui sont critiquables (au regard du principe de proportionnalité qui assortit la possibilité pour les Etats membres de prendre les mesures adéquates aux fins de présumer qu’une opération a comme motif principal la fraude ou l’évasion fiscales).

Sur le champ de la réserve de compétence prévue par la Directive et la possibilité pour les Etats membres de prévoir en droit interne une clause anti-abus

L’avocat général confirme que l’article 210 B 3° du CGI en prévoyant trois conditions (l’opération doit être justifiée par un motif économique, elle ne doit pas avoir comme motif principal ou un des motifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales, et avoir des modalités permettant d’assurer l’imposition future des plus-values mises en sursis d’imposition) étend à triple titre le champ d’application de la réserve de compétence accordée aux Etats membres.

Tout d’abord, si la Directive permet d’écarter du bénéfice du régime de faveur les opérations ayant comme objectif principal ou un des objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales, et que l’absence de motifs économiques valables peut en constituer une présomption, le fait d’avoir prévu deux conditions distinctes (l’une pour le motif économique, l’autre pour l’existence d’une évasion fiscale) va au-delà du texte. Cela étant cette imperfection du texte pourrait faire l’objet d’une interprétation neutralisante conforme à la Directive par le juge administratif français.

En revanche, la troisième condition visant à assurer l’imposition future en France des plus-values mises en sursis d’imposition est plus délicate à justifier, et y recourir excède la possibilité laissée aux Etats membres par la clause anti-abus. S’assurer du recouvrement des impôts lors de la réalisation effective de la plus-value ne constitue pas une justification (dès lors qu’il peut être assuré par le biais de la Directive sur l’assistance mutuelle en matière de recouvrement), dans l’hypothèse non avérée où le Directive Fusions le permettrait.

Enfin (et surtout), le dispositif français pèche par la présomption générale de fraude instituée du fait de l’automaticité d’avoir à apporter préalablement la preuve de la réalité et de la sincérité d’une opération. Il est tout particulièrement critiqué le caractère systématique, même en l’absence du moindre indice de fraude ou d’évasion fiscale, qui fait peser sur le contribuable seulement et totalement la charge de la preuve, alors même que l’administration fiscale n’est pas tenue de fournir « ne serait-ce qu’un commencement de preuve » (points 45 et 46).

Sur les modalités pratiques de la procédure d’agrément

L’avocat général relève qu’au titre du principe général de sécurité juridique, ces modalités doivent être précises, claires et prévisibles pour permettre aux assujettis de connaître leurs droits (point 52), ce qui ne lui semble pas être le cas (point 55), d’autant que certaines d‘entre elles au moins sont susceptibles d’être modifiées « au gré de l’administration fiscale » (point 57).

S’agissant des délais, ils lui apparaissent comme entravant l’objectif de la Directive (point 59).

Confirmation de la pertinence des arguments traditionnellement opposés

L’analyse de l’avocat général confirme les critiques faites de longue date à la pratique française, et notamment les points suivants :

  • La réserve de compétence de la Directive vise l’absence de motif économique seulement comme un exemple de présomption de fraude, alors que l’article 210 B 3° exige expressément que la preuve autonome de l’existence d’un motif économique soit apportée pour pouvoir bénéficier de l’agrément. Nous considérons que cette différence entre le texte de droit interne et la Directive pourrait faire l’objet d’une interprétation neutralisante du juge français.
  • La présomption générale de fraude que pose la procédure d’agrément préalable est contraire tant à la liberté d’établissement qu’à la Directive Fusions, n’étant pas conforme au principe de proportionnalité. Certaines dispositions de notre droit interne ont déjà été censurées pour le même motif et l’Administration a adapté les dispositifs existants pour permettre aux contribuables d’apporter la preuve contraire. Ici, les aménagements devront sans doute être un peu plus subtils, mais l’Administration fiscale va devoir faire évoluer sa doctrine si la CJUE jugeait dans le même sens la réponse à la seconde question préjudicielle (ce qui devrait être le cas à notre avis).
  • L’article 210 B 3° du CGI exige l’existence de modalités permettant d’assurer l’imposition future des plus-values mises en sursis d’imposition. Cette condition n’est pas visée par la réserve de compétence dont elle étend le champ. La sauvegarde d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre Etats membres est déjà assurée par la Directive Fusions. En outre, à supposer même qu’elle puisse se rattacher à l’exigence d’assurer le recouvrement des impositions effectives futures, elle irait au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre à cet objectif justificatif. Cette grande faiblesse de la procédure française était déjà connue (confirmée par les conclusions d’un arrêt antérieur de la CJUE, aff. 285/07, A.T., 11 décembre 2008). Elle conforte l’argumentaire au fond qui permettrait, le cas échéant, de s’affranchir de cette condition.
  • Le respect des principes de proportionnalité, sécurité juridique, et d’efficacité devraient également conduire l’Administration à revoir la clarification et la publicité pour les contribuables des conditions de l’agrément.

Pour finir, même si les conditions de fond et de forme requises pour l’obtention de l’agrément doivent à l’évidence évoluer et laisser moins de liberté à l’Administration pour exercer son pouvoir de décision, l’existence même d’un agrément préalable ne nous parait pas critiquable en elle-même, alors surtout que cette procédure, si elle est bien encadrée, offre aux opérateurs économiques une sécurité juridique très appréciable.

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Patrick Fumenier

Patrick Fumenier a été avocat associé en charge de développer le knowledge management au sein de Deloitte Société d’Avocats de septembre 2016 jusqu’à son départ du Cabinet en janvier 2020. […]