Après l’arrêt Lucien Barrière rendu par la CAA de Versailles (23 juin 2020, n°19VE01012, Groupe Lucien Barrière), le TA de Montreuil se prononce le même jour dans 2 affaires distinctes sur la démonstration du caractère définitif des pertes subies par une filiale européenne pour appliquer ou refuser « l’exception Marks & Spencer ».
Se fondant sur la récente jurisprudence de la CJUE (CJUE, 19 juin 2019, affaires C-607/17, Memira et C-608/17, Holmen), le Tribunal administratif de Montreuil ajoute par ces 2 décisions un nouvel épisode à la saga sur la déduction des pertes définitives de filiales européennes, qui a vu le jour avec la décision Marks & Spencer (CJCE gde ch., 13 déc. 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer).
Dans les 2 cas, le TA de Montreuil examine le caractère « définitif » des pertes au regard de la grille de lecture issue des décisions Holmen et Memira de la CJUE sans s’en tenir à la seule liquidation de la filiale concernée et prenant ainsi en compte les critiques opposées par la CAA de Versailles dans l’affaire Groupe Lucien Barrière.
L’affaire Plastic Omnium
Dans la 1re affaire, une société belge en charge de la construction de pare-chocs automobiles, détenue à 100 % par une société française membre d’une intégration fiscale, a subi des pertes durant plusieurs exercices et les a reportées jusqu’à sa dissolution fin 2015.
La société mère intégrante a imputé ces déficits belges sur le résultat d’ensemble du groupe au titre de l’exercice 2015 (avec une mention expresse) en arguant de l’impossibilité d’utilisation de ces déficits en Belgique en raison de la liquidation de la société.
À l’issue d’une vérification de comptabilité, l’Administration a remis en cause cette imputation et a corrélativement réduit le déficit d’ensemble du groupe.
Le TA de Montreuil examine le caractère « définitif » des pertes en relevant que :
- La société belge répondait en 2015 aux conditions nécessaires (hormis la condition de résidence en France) pour faire partie du groupe fiscalement intégré.
- La liquidation est intervenue dans le contexte de la crise économique de 2008 et dans une situation de forte baisse de l’industrie automobile : la société belge, qui construisait des pare-chocs automobiles, a vu son principal client fermer son usine en 2010.
- Au regard de la nature de ses conditions de production et des spécificités particulières du transport de ces pièces, son activité nécessitait un débouché géographiquement proche.
- Un changement de son activité n’était pas possible au regard de la spécificité des équipements nécessaires à la production de pare-chocs.
- La société française a tenté sans succès de céder sa filiale à un tiers: un repreneur aurait été confronté aux mêmes difficultés, et aucun des acquéreurs potentiels ne souhaitait assumer le risque d’une liquidation ultérieure au regard tant des enjeux sociaux que du droit belge.
- Afin de limiter ses pertes, la société belge a cédé l’ensemble de ses actifs préalablement à sa liquidation. Au moment de sa liquidation la société était une coquille vide.
- Les dispositions du droit belge prévoient que les pertes professionnelles antérieures ne sont pas déductibles du résultat imposable d’une société au titre de l’exercice d’imposition au cours duquel intervient une prise de contrôle ou un changement de contrôle de la société en cause qui ne répond pas à des besoins légitimes de caractère économique ou financier.
Les juges concluent dès lors à l’impossibilité réelle pour la société requérante de céder les pertes de la société belge, que ce soit :
- par une cession de la société à un tiers (en raison de la disparition des débouchés industriels et de la spécialisation de l’usine)
- par une cession des pertes seules de la filiale à un tiers avant ou a fortiori après la vente de son actif (une telle cession n’aurait pas pu donner lieu à une déduction des pertes par le repreneur compte tenu des dispositions du droit belge).
Ils en déduisent que la société française démontre que les pertes subies par la société belge au moment de sa dissolution étaient définitives. Par conséquent, ils estiment fondée la demande de leur imputation sur le résultat d’ensemble 2015.
L’affaire Société Générale
La 2e affaire concerne une société exerçant en Lettonie des activités dans le secteur du crédit à la consommation détenue à 100 % par une filiale française d’un groupe fiscalement intégré. Par voie de réclamation, la société mère du groupe d’intégration fiscale a demandé l’imputation sur le résultat d’ensemble du déficit définitif constaté lors de la dissolution de la filiale lettone en 2013.
Dans la même logique que la précédente affaire, le TA de Montreuil examine le caractère « définitif » des pertes en relevant que :
- La société française établit (i) d’une part, que la société lettonne a fait l’objet d’une liquidation définitive en 2013, rendant inutilisables ses déficits fiscaux accumulés, et, (ii) d’autre part, qu’elle avait donné mandat à un conseil pour procéder à la cession de la société.
- Cette situation a conduit à la seule cession en 2011 du portefeuille de crédit détenu par la filiale (et non à la cession de la filiale elle-même).
- Il n’est toutefois pas démontré par la société française que la cession de la société et non du seul portefeuille n’aurait pas permis de valoriser localement l’ensemble des déficits fiscaux accumulés en Lettonie.
- La difficulté rencontrée par le mandataire à céder les titres plutôt que le portefeuille de crédit ne peut caractériser, à elle seule, l’impossibilité de valorisation des déficits localement (voir conclusions du rapporteur public, Cyril Noël : « […] il semble qu’une fois les actifs de la filiale partiellement cédés, il n’y a eu aucune tentative pour céder les déficits, alors que ceux-ci étaient peut-être valorisables. Surtout qu’il n’est pas indiqué, par ailleurs, que le droit letton ferait obstacle à cette cession de pertes.»).
- La cession du portefeuille de crédit tend au contraire à montrer que la poursuite de l’activité de crédit à la consommation restait possible en Lettonie.
Par conséquent, les juges estiment que la continuité d’exploitation était une option envisageable, qui aurait permis a minima de limiter les pertes par rapport à la cession du portefeuille.
Ils en déduisent que la perte des déficits reportables doit être regardée comme relevant d’un choix de gestion de désengagement de la Lettonie de la société requérante et non de l’impossibilité de les valoriser localement.
Ils concluent à l’absence de caractère définitif des pertes de la société lettone et corrélativement à leur non-déductibilité par le groupe d’intégration fiscale au titre de l’exercice clos en 2013.
Dans l’attente de la potentielle décision de la CAA de Paris, nous continuons de suivre avec intérêt les épisodes de cette grande saga. Un éventuel pourvoi devant le Conseil d’État concernant une de ces 3 décisions (Lucien Barrière, Plastic Omnium, Sté Générale) permettrait certainement d’y voir plus clair dans ce contexte jurisprudentiel mouvant quant à la notion de pertes « définitives », la Haute juridiction n’ayant pas eu l’occasion de se prononcer à la suite des derniers arrêts Holmen et Memira de la CJUE rendus depuis sa décision Agapes (CE, 15 avr. 2015, n°368135, Sté Agapes).
- Voir TA Montreuil 11 février 2021, n°1808706 Plastic Omnium et n°1804038 Sté Générale