L’article 1843-4 du Code civil a engendré, ces dernières années, des contentieux complexes et variés, concentrés principalement sur les modalités de désignation de l’expert, le choix, ou non, des méthodes d’évaluation employées et les recours aux décisions de fixation du prix de cession.
Essentiel pour traiter les désaccords relatifs à la valorisation des droits sociaux, cet article prévoit que la valeur des droits sociaux d’un associé, en cas de cession ou de rachat, doit être déterminée par un expert désigné par le président du tribunal, soit à la demande des parties, soit par ordonnance judiciaire. Ce mécanisme intervient principalement lorsque les parties n’ont pas su s’accorder sur le prix de cession des droits sociaux. L’objectif principal poursuivi par ce mécanisme est de garantir une évaluation juste et objective des parts sociales, en particulier dans des situations d’exclusion ou de cession forcée d’un associé.
Avant l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014 relative au droit des sociétés, la Cour de cassation adoptait une position stricte en octroyant notamment une liberté totale à l’expert quant aux choix des méthodes d’évaluation, même lorsque les parties avaient convenu entre elles de certaines méthodes (Cass. com., 5 mai 2009, n° 08-17.465). Cette approche se justifiait par la finalité de l’expertise : protéger l’associé en déterminant la juste valeur de ses droits sociaux, indépendamment des arrangements privés passés entre les parties. Toutefois, cette liberté de l’expert pouvait parfois entrer en conflit avec les attentes des parties, qui avaient anticipé, et donc prévu (prévisibilité), l’application de méthodes d’évaluation convenues contractuellement. Avec l’ordonnance de 2014, l’article 1843-4 du Code civil est modifié pour imposer le respect de la liberté statutaire, ou conventionnelle, des parties. L’objectif étant alors de redonner plein effet à la volonté des parties.
Dans trois arrêts récents, la Cour de cassation, s’inscrivant dans cette tendance, précise l’interprétation du texte en adoptant une approche libérale au service des parties (Cass. com., 8 nov. 2023, no 22-11765 ; Cass. com., 8 nov. 2023, no 22-11766 ; Cass. com., 17 janv. 2024, n° 22-15.897).
Validité de l’expertise judiciaire de l’article 1843-4 du Code civil au regard des droits fondamentaux
Cass. com., 8 nov. 2023, no 22-11765 ; Cass. com., 8 nov. 2023, no 22-11766
Deux arrêts du 8 novembre 2023 relatifs à la mise en œuvre d’une clause d’exclusion statutaire dans une société civile à capital variable apportent des précisions inédites sur la conformité de l’article 1843-4 aux exigences de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), approche jusque-là en partie inexplorée.
Dans ces affaires, les parties avaient invoqué l’article 6, § 1, de la CEDH, qui garantit le droit d’accès au juge, pour contester la validité de l’expertise de prix en faisant valoir que la désignation de l’expert et l’évaluation des droits sociaux devaient pouvoir faire l’objet d’un recours effectif. En effet, le texte de l’article 1843-4, I, alinéa 1er, indique que la décision de l’expert est « sans recours possible ». La jurisprudence a précisé que cette absence de recours contre la désignation de l’expert, sauf excès de pouvoir, avait pour effet que l’évaluation faite par l’expert liait les parties sous réserve d’une erreur grossière, autorisant alors le juge à l’annuler (Cass. com., 15 janvier 2013, n° 12-11.666).
La Cour de cassation a reconnu que cette situation constituait une ingérence dans l’exercice du droit d’accès à la justice, méconnaissant les dispositions de la CEDH qui étaient invoquées. Cependant, elle a jugé cette ingérence justifiée par un objectif légitime : permettre à l’associé retrayant de connaître rapidement le montant du remboursement qui lui est dû, évitant ainsi les aléas d’une procédure judiciaire classique (susceptible de recours). De plus, elle a souligné que le droit d’accès à un tribunal n’était pas violé dans sa substance, en rappelant que la décision de désigner un expert peut être contestée en cas d’excès de pouvoir et que l’évaluation par l’expert est sous le contrôle du juge, qui peut annuler le rapport en cas d’erreur grossière ou de manquement à l’impartialité.
En parallèle, les parties avaient également invoqué l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la CEDH, qui protège le droit au respect de la propriété, afin de contester l’imposition d’un expert indépendant pour évaluer la valeur des droits sociaux, y voyant une atteinte à ce droit, dès lors qu’elle impliquait l’application d’une méthode d’évaluation extérieure à celles prévues par les statuts. La Cour a considéré que cette ingérence avait une base légale claire et accessible, fondée sur l’article 1843-4 du Code civil et la jurisprudence. Elle a ajouté que cette ingérence poursuivait un objectif légitime d’intérêt général : la recherche d’un juste prix, particulièrement pour protéger les intérêts des associés minoritaires contre des clauses potentiellement biaisées par la majorité. Enfin, la Cour a jugé que l’ingérence était proportionnée à l’objectif visé, garantissant ainsi un équilibre entre les différents intérêts en présence.
En somme, la Cour de cassation a fermement rejeté toute violation des droits protégés par la CEDH dans le cadre de ces arrêts. Ces décisions, qui clarifient les limites et la légitimité de l’expertise judiciaire prévue par l’article 1843-4 du Code civil, contribuent à renforcer la protection des associés et la sécurité juridique des conflits en matière de valorisation des droits sociaux.
Liberté du juge d’interpréter la commune intention des parties dans le cadre de l’évaluation du prix d’une cession de droits sociaux
Cass. com., 17 janv. 2024, n° 22-15.897
Cette dernière affaire, dont les faits étaient forts classiques, portait sur un désaccord concernant le prix de cession de parts sociales détenues par des actionnaires dans plusieurs entreprises et cédées à d’autres entreprises. L’acte de cession incluait un prix de base, assorti d’un ajustement basé sur la variation des capitaux propres des sociétés cédées. Une clause prévoyait qu’en cas de désaccord sur le prix, un expert serait désigné par le président du tribunal de commerce, conformément à l’article 1843-4 du Code civil.
Par suite d’une demande de complément de prix, un expert a été désigné et une action en justice a été intentée pour obtenir ce complément. Insatisfaites de la méthode retenue par le juge, différente de celle préconisée par l’expert, les sociétés cessionnaires ont invoqué l’article 1843-4 du Code civil. Elles ont soutenu qu’en application de ce texte, seul l’expert désigné était habilité à déterminer la valeur des parts, et non la juridiction, arguant ainsi que le juge avait violé cette disposition en adoptant une évaluation différente.
Si le juge ne peut pas contourner la procédure de recours à l’expert en fixant lui-même la valeur des parts (Cass., 1e civ., 18 juin 1996), la Cour de cassation considère qu’il appartient au juge d’interpréter la commune intention des parties, à partir des méthodes retenues par l’expert. Autrement dit, l’expert peut proposer différentes évaluations correspondant aux interprétations des parties, et c’est alors au juge de déterminer laquelle s’applique.
La Cour souligne ainsi l’importance de l’interprétation judiciaire pour déterminer l’intention commune des parties, garantissant ainsi que les évaluations soient équitables et conformes aux accords contractuels. Elle défend avec rigueur la force obligatoire des contrats, tout en s’assurant de l’efficacité (temps/certitude) du mécanisme mis en place par l’article 1843-4 du Code civil.
Souhaitons que cette tendance libérale de la Cour, visant à instaurer un équilibre entre volonté des parties, pragmatisme et sécurité juridique, se maintienne…