Méthode de prix de transfert applicable : L’enjeu du rôle de la société française intervenant pour le compte de ses filiales étrangères

Le TA de Montreuil juge qu’une société française doit être regardée comme un co-entrepreneur (vs. un simple prestataire de services de courtage) eu égard à l’étendue des pouvoirs et des moyens dans le cadre de la mission qui lui est confiée par ses filiales étrangères. Dans ces conditions, afin de déterminer le prix de pleine concurrence applicable aux opérations réalisées entre elles, le recours par l’administration fiscale à la méthode du partage des bénéfices (vs. prix de revient majoré) est justifié.

Pour mémoire, en matière de prix de transfert, l’OCDE préconise 5 méthodes selon le type de fonction exercée – i.e. 3 méthodes traditionnelles fondées sur les transactions (le prix comparable sur le marché libre, le prix de revente, le prix de revient majoré) et 2 méthodes transactionnelles fondées sur les bénéfices (la méthode du partage des bénéfices et la méthode transactionnelle de la marge nette).

De façon plus précise :

  • La méthode du prix de revient majoré (BOI-BIC-BASE-80-10-10, 18 févr. 2014, § 170) : consiste à déterminer le coût de revient du service fourni à une entreprise liée, et à y ajouter une marge bénéficiaire de pleine concurrence, obtenue en utilisant un comparable interne ou externe à l’entreprise.
    Cette méthode est adaptée aux prestataires de services portant sur des fonctions et des risques réduits et donc des perspectives de résultats limitées (notamment lorsqu’aucune des entreprises concernées par la transaction ne met en œuvre des actifs incorporels de grande valeur ou uniques).
  • La méthode du partage du bénéfice (BOI-BIC-BASE-80-10-10, 18 févr. 2014, § 190) : particulièrement adaptée lorsque les projets ou les activités au sein du groupe sont tellement communs et imbriqués qu’il n’est pas possible de déterminer et/ou de justifier une valorisation pour chaque opération (ex. : construction et assemblage par plusieurs entreprises liées d’un même produit, vendu ensuite à un client indépendant). Le recours à cette méthode est également possible lorsque les méthodes traditionnelles ne peuvent pas être utilisées en l’absence de comparables indépendants pertinents, ou lorsque les entreprises liées mettent en œuvre des actifs incorporels significatifs qui rendent difficile l’application des méthodes traditionnelles décrites ci-avant.

L’histoire

Une société française tête de groupe et 2 de ses filiales étrangères, résidentes au Luxembourg et aux États-Unis, interviennent comme acteurs dans le secteur du gaz naturel liquide (GNL). Elles achètent et revendent des cargos de GNL dans le monde. Cela passe, pour l’approvisionnement, par des contrats de long terme avec les producteurs et, pour la revente, par des contrats de long et moyen terme avec des acheteurs.

Toutefois ces sociétés procèdent également à une revente du GNL à très court terme, à prix comptant sur le marché dit « spot », notamment afin d’écouler les excédents ou de faire face à des besoins imprévus.

Si l’activité d’achat et vente à moyen et long terme est gérée par chaque société, c’est en revanche la société française qui réalise les opérations sur le marché « spot », en vertu d’un contrat de service dit « Single Voice ».

Ainsi, les filiales étrangères, confient leurs cargos à la société française en charge d’identifier des clients sur le marché « spot » et de vendre comptant les excédents de GNL en tant que « voix unique » du groupe sur ce marché. Dans ce cadre, la société française est rémunérée à hauteur de ses coûts, majorés de 10 % – i.e. en application de la méthode du « prix de revient majoré ».

À l’occasion d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2011 et 2012, l’administration fiscale a considéré la rémunération de la société française comme insuffisante, ne représentant pas un prix de pleine concurrence en raison du rôle joué par la société – considérée comme un co-entrepreneur et non comme un prestataire de service de courtage.

L’Administration a alors substitué à la méthode du « prix de revient majoré » celle du « partage des bénéfices » afin de déterminer le prix de pleine concurrence applicable aux opérations en cause et en tire les conséquences en matière d’IS, de CVAE et de RAS à raison de transferts de bénéfices, au sens de l’article 57 du CGI, effectués au bénéfice des filiales étrangères.

La décision

Le TA de Montreuil juge que la société française doit être regardée comme un co-entrepreneur et non comme un simple prestataire de services de courtage eu égard à l’étendue des pouvoirs et des moyens dont elle dispose. Il en résulte que la rémunération accordée par les filiales étrangères à la société française est estimée insuffisante par les juges. Dans ces conditions, afin de déterminer le prix de pleine concurrence applicable, le recours par l’administration fiscale à la méthode du partage des bénéfices (vs. prix de revient majoré) est considéré comme justifié.

Pour arriver à cette décision, le Tribunal, après avoir confirmé les liens de dépendance entre les sociétés, souligne le rôle de la société française et considère qu’il n’est pas comparable à un simple courtier :

  • Pouvoir de décision : malgré les stipulations des contrats d’interlocuteur unique, ce ne sont pas les filiales étrangères qui sont effectivement décisionnaires mais la société française par le biais d’une simple procédure de sollicitation puis d’approbation
  • Risques : les principaux risques associés à ces opérations et à cette activité sont assurés par la société française ou partagés entre les trois sociétés
  • Détention d’actifs essentiels : les accords-cadres MSPA de la société française, constituent un accès spécifique à une clientèle et qu’elle a, à ce titre, de fait un droit d’accès unique et durable sur le marché au comptant de GNL pour ses filiales étrangères qui peut être assimilé à un actif incorporel unique
  • Rémunération : contrairement aux courtiers extérieurs, aucune rémunération sur les volumes échangés n’est perçue par la société française au titre des opérations réalisées sur ce marché pour le compte de ses filiales
  • Activité intégrée : de plus, les chiffres d’affaire totaux de l’activité de marché au comptant de la branche GNL en 2011 et 2012 tendent à indiquer que cette activité est connexe et intégrée avec celle des contrats d’approvisionnement de long-terme de GNL

L’avis du praticien : Julien Pellefigue

La décision Engie est très intéressante à deux titres :

  • Pendant longtemps l’administration fiscale n’a pas fait un usage très régulier du profit split pour calculer ses redressements. Plusieurs affaires récentes montrent un changement en faveur d’un usage plus courant de cette méthode. Dans ce cadre, la décision Engie pourrait conforter cette tendance de l’Administration en montrant que des redressements fondés sur cette base peuvent être validés par le juge.
  • La très grande majorité des décisions portant sur les prix de transfert sont prises sur la base de considérations de charge de la preuve. Dans le cas Engie, le nerf de la guerre est vraiment l’interprétation des faits, et la décision a été prise sur la base d’une analyse factuelle très précise. La position du tribunal administratif de Montreuil est peut-être le signe d’un début d’une orientation plus économique de l’analyse de cette matière par les juridictions administratives.
  • TA Montreuil, 14 janv. 2021, n°1812789, Sté Engie
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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]