Notion de « régime fiscal privilégié » au sens de l’article 238 A du CGI et sociétés de personnes étrangères

La CAA de Versailles apprécie la notion de « régime fiscal privilégié » au sens de l’article 238 A du CGI dans le cadre de versements d’intérêts intragroupe au profit d’une société de personnes étrangère.

Dans cette affaire, la CAA de Versailles refuse de retenir une interprétation étroite des dispositions de l’article 238 A du CGI en limitant son application aux sommes versées aux sociétés de capitaux étrangères et l’applique ainsi aux sociétés de personnes étrangères. Elle reconnaît que, pour l’application de ces dispositions, le mécanisme de transparence fiscale puisse conduire à retenir la qualification de « régime fiscal privilégié ».

Elle a également confirmé la déduction des charges correspondant aux sommes versées en contrepartie de ces transactions lorsque la réalité des services et le caractère normal de la rémunération étaient établis. Le refus de déduction des charges d’intérêts ne pouvait être ainsi fondé sur l’article 238 A du CGI, alors même que la société de personnes étrangère bénéficiait bien d’un régime fiscal privilégié.

En l’espèce, la société Ray Holding SCA, créée en vue de l’acquisition du groupe Rexel, a bénéficié d’un prêt de sa société mère, la société Ray Holding SAS (devenue la SA Rexel). La société Ray Holding SAS, filiale de la société luxembourgeoise Ray Investissement SARL, a à son tour souscrit un emprunt auprès d’une autre société du groupe, la société Ray Finance LP, limited partnership (LP) localisée au Delaware.

Les intérêts ainsi versés par la société française, Ray Holding SAS, à la société américaine, Ray Finance LP, n’ont pas été imposés aux Etats-Unis dès lors que la société est considérée comme transparente fiscalement dans cet Etat. Ces intérêts n’ont pas, non plus, été soumis à l’impôt entre les mains des associés de la société américaine Ray Finance LP, soit la société Ray Finance GP, limited liability company (LLC) située aux Etats-Unis, dans le même Etat du Delaware, et la société luxembourgeoise Ray Investissement SARL (elle-même société mère de la société américaine Ray Finance GP). Les fonds sont donc « remontés en franchise d’impôt » de la société française jusqu’à la mère luxembourgeoise, les revenus ayant été assimilés à des dividendes (exonérés) au Luxembourg.

L’administration fiscale avait ainsi remis en cause la déduction des intérêts déduits par Ray Holding SAS à raison du prêt consenti par la société Ray Finance LP pour les années 2005, 2006 et 2007 sur le fondement de l’article 238 A du CGI – dans sa version en vigueur au 1er janvier 2016.

La question posée dans cette affaire est, semble-t-il, nouvelle puisqu’elle conduit à déterminer comment doit être appréciée la notion de « régime fiscal privilégié », pour l’application de l’article 238 A du CGI, lorsque le bénéficiaire des versements est une société de personnes étrangère.

Comme en première instance, la CAA reprend le raisonnement en deux temps requis par les dispositions de l’article 238 A du CGI. Elle recherche donc en premier lieu l’existence ou l’absence d’un « régime fiscal privilégié ».

Dès lors, s’agissant d’un litige portant sur le traitement fiscal d’une opération impliquant une société de droit étranger, la CAA relève qu’il convient d’une part, d’analyser l’ensemble des caractéristiques de cette société, le droit qui en régit la constitution et le fonctionnement ainsi que le type de société de droit français auquel la société de droit étranger est assimilable (méthode dite de « l’assimilation »). Et d’autre part, il convient de déterminer le régime applicable à l’opération en cause en application de la loi française.

La Cour, s’appuyant sur les caractéristiques juridiques du limited partnership américain, conclut que, pour les besoins de l’application de la loi fiscale française, celui-ci doit être assimilé à une société en commandite simple. Or, en considération de la transparence fiscale prévue par la législation du Delaware ni le limited partnership [LP, équivalent à un associé commanditaire] ni son general partner [GP, équivalent à un associé commandité] n’ont subi l’impôt au Delaware à raison des intérêts perçus. A l’inverse, une société en commandite simple française serait soumise à l’impôt sur les sociétés en France au taux normal pour la quote-part de résultat revenant à l’associé commanditaire – en application de l’article 206 du CGI, tandis que la quote-part de résultat attribuable aux associés commandités, résidents ou non-résidents, serait imposable en France en leur nom (CE, plen. 11 juillet 2011, n° 317024, Quality Invest).

Elle souligne ainsi qu’il y a lieu de comparer la situation aux fins d’imposition dans les deux Etats, Delaware/France, afin de déterminer si le premier constitue un Etat à fiscalité privilégiée au sens de l’article 238 A du CGI. En application des principes de territorialité de l’impôt, elle se limite donc à faire référence à l’Etat de résidence du bénéficiaire des versements ainsi que le suggérait les conclusions de son rapporteur public. Elle écarte ainsi l’argument du contribuable qui soutenaient que l’imposition de la société Luxembourgeoise [et bénéficiaire effectif des intérêts], qui est à la fois limited partner de la société Ray Finance LP et associé de son general partner, devait être considérée. En tout état de cause, en l’absence d’imposition au Luxembourg le caractère « privilégié » du régime fiscal aurait été aussi facilement démontré.

En l’espèce les intérêts n’étant pas imposables au Delaware, l’Administration justifiait bien que les intérêts versés par la société française sont soumis, à l’étranger, à un régime fiscal privilégié par comparaison avec celui auquel ils seraient soumis s’ils avaient été perçus en France. Toutefois, dans un deuxième temps, la CAA rappelle qu’elle ne pouvait pour autant se fonder sur les dispositions de l’article 238 A pour remettre en cause leur déduction dès lors que la réalité des flux financiers et l’absence de caractère anormal ou exagéré des intérêts litigieux ne sont pas contestables, ni même vraiment contestés par l’Administration.

Le jugement attaqué est dès lors confirmé.

En matière de prêts intragroupe, il faut souligner qu’il est assez aisé de démontrer la réalité du service et la mise à disposition des fonds correspondante, le caractère normal de la rémunération étant ensuite démontrable pour autant que les conditions du prêt ne soient pas critiquables. Mais depuis la loi de finances pour 2014, et l’adoption de l’article 212, I-b du CGI, en l’absence d’imposition ou en cas d’imposition inférieure au quart de l’impôt français, la non-déduction des intérêts pourrait alors être soutenue sur un tout autre fondement légal que celui de l’article 238 A du CGI.

L’Administration soutenait par ailleurs que l’opération intragroupe, ayant consisté pour la société américaine Ray Finance LP à prêter à une société française des sommes provenant de la société mère luxembourgeoise, dissimulait une opération d’apport en capital de la société luxembourgeoise à la société française. La CAA rejette le moyen au motif que, peu importe l’avantage fiscal tiré par la société luxembourgeoise – les intérêts ayant été considérés comme des dividendes exonérés, la société française a apporté la preuve que l’opération d’emprunt a été réalisée dans un but non exclusivement fiscal et dans des conditions « normales ».

Il conviendra de rester attentif quant aux suites données à cette décision.

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Antoine Morterol

Avec 30 années de pratique professionnelle, Antoine a apporté à Deloitte Société d’Avocats son expérience des problématiques fiscales des groupes, acquise à la fois en tant que conseil et en […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]