Obligations comptables des filiales françaises de sociétés étrangères

La décision de la CAA de Bordeaux donne l’occasion de rappeler aux groupes internationaux les conséquences du non-respect des règles françaises de tenue d’une comptabilité – i.e. remise en cause du déficit, du caractère déductible des charges et provisions pour pertes – et l’importance de conserver les pièces permettant de justifier les écritures comptables correspondantes.

Rappel

Les contribuables sont tenus de fournir à l’administration fiscale une comptabilité régulière et complète – i.e. tous documents comptables et extra-comptables (inventaires, copies de lettres, pièces de recettes et de dépenses) – de nature à justifier l’exactitude des résultats indiqués dans leurs déclarations de résultats (CGI, art. 54). Les obligations relatives à la tenue de la comptabilité ont leur fondement dans de nombreuses sources : CGI, Code de commerce, PCG, règlement ANC. On relèvera notamment que la tenue de la comptabilité doit impérativement :

  • Être réalisée en langue française (Com., art. 123-22), si la comptabilité est tenue en langue étrangère, une traduction certifiée par un traducteur juré doit être présentée à l’Administration (CGI, art. 54) ;
  • Être tenue en euro (Com., art. 123-22 ; PCG, art. 911-1) ;
  • Être établie par référence au plan de compte du PCG et être suffisamment détaillée pour permettre l’enregistrement des opérations conformément à ces normes comptables (PCG, art. 933-1).

La comptabilité doit, en outre, être appuyée de pièces justificatives (émanant de tiers ou établies par le contribuable) permettant de contrôler son contenu.

Lorsque la comptabilité d’une entreprise est jugée irrégulière par l’administration fiscale en raison d’erreurs, d’omissions ou d’inexactitudes graves et répétées, en l’absence de pièces justificatives ou en cas de non-présentation de tout ou partie de documents comptables dont la tenue est obligatoire, celle-ci peut être rejetée par l’Administration. Il revient alors à l’entreprise de justifier au moyen de preuves extra-comptables de la régularité des opérations enregistrées au titre de l’exercice.

L’affaire

Une société française exerçant une activité de messagerie et de fret express a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2010 à 2012. Dans le cadre de cette vérification, la société requérante, dont la comptabilité était tenue par sa société mère située aux États-Unis selon les normes comptables américaines, n’a pas été en mesure de présenter au vérificateur les documents comptables obligatoires prévus à l’article 54 du CGI. De plus, la comptabilité présentait de graves anomalies et incohérences, qui n’ont pas pu être expliquées.

En l’absence de caractère probant, la comptabilité a donc été écartée par l’Administration qui a remis en cause le déficit reportable à l’ouverture de l’exercice contrôlé et exigé un complément d’impôt sur les sociétés au titre des exercices en cause, en raison de la remise en cause du déficit reportable et de la réintégration de charges intragroupe et de provisions sur comptes clients non justifiées.

La société a contesté ces redressements sans succès devant le TA de la Martinique.

La décision

En ce qui concerne les déficits reportables à l’ouverture de l’exercice contrôlé

Après avoir rappelé les principes généraux de dévolution de charge de la preuve, la Cour relève que si la société requérante a bien produit les liasses fiscales des années au cours desquelles ces déficits sont nés ainsi qu’un tableau récapitulatif retraçant ces déficits, pour justifier de son déficit restant à reporter, elle n’a en revanche fourni aucun document permettant de justifier de la nature et de l’origine du déficit mentionné sur la liasse fiscale du 1er exercice non prescrit soumis à contrôle au titre du montant disponible à l’ouverture de l’exercice.

En l’espèce, le comptable de la société avait procédé à la simple retranscription des écritures sur les déclarations de résultats n°2605 à partir des balances fournies par la société américaine tenant la comptabilité de la société requérante, sans détenir aucun justificatif de ces écritures et sans produire aucune pièce comptable probante.

La CAA de Bordeaux valide donc la remise en cause des déficits de la société restant à reporter, alors même que celle-ci ne les avait pas imputés sur ses bénéfices de 2010 à défaut de réalisation de bénéfices mais les avait seulement reportés, pour absence de justificatifs comptables ou extra‑comptables.

En ce qui concerne la déductibilité des charges et les provisions pour pertes

Dans un premier temps, la CAA de Bordeaux rappelle qu’il appartient à l’entreprise de justifier de la déductibilité des provisions et charges dont elle entend bénéficier :

  • Concernant les charges, l’entreprise apporte cette justification « par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l’existence et la valeur de la contrepartie qu'[elle] en a retirée». Elle fournit, sur demande, à l’administration fiscale tous les éléments d’information en sa possession susceptibles de justifier sa réalité/valeur. Il revient ensuite à l’Administration de contester le caractère déductible de la dépense, le cas échéant.
  • Concernant les provisions, l’entreprise doit démontrer que les sommes correspondent à des pertes ou charges qui ne seront supportées qu’ultérieurement par elle, qu’elles sont nettement précisées quant à leur nature et susceptibles d’être évaluées avec une approximation suffisante, qu’elles apparaissent comme probables eu égard aux circonstances constatées à la date de clôture de l’exercice et qu’enfin, elles se rattachent par un lien direct aux opérations de toute nature déjà effectuées à cette date par l’entreprise. La Cour précise que cette approximation peut être obtenue par « voie statistique» (méthode appropriée à la situation de l’entreprise et fondée sur des données statistiques tirées de son expérience) mais rejette le recours à un « mode de calcul global » (purement forfaitaire).

Déductibilité des charges (certains frais de transport et frais de siège)

La CAA de Bordeaux valide la remise en cause du caractère déductible des frais correspondant au coût d’utilisation de moyens de transports appartenant à des prestataires tiers. Elle juge en effet que la société requérante n’apporte pas la preuve du montant de ces charges en produisant uniquement :

  • La documentation sur les prix de transfert du groupe et sa traduction – ne visant pas les opérations dont la déductibilité était remise en cause ;
  • Une facture correspondant au montant global des coûts refacturés par la société mère, incluant une ligne générale frais de transport – aucun contrat/facture ne permettant d’apprécier l’étendue et le coût des services rendus par une compagnie de transport extérieure, ni le montant des frais que la société mère aurait exposés pour le compte de sa filiale, n’ayant été produits.

La CAA de Bordeaux confirme également la non-déductibilité des « frais de siège » au titre des exercices vérifiés, couvrant les services relatifs à la tenue de la comptabilité, aux aspects juridiques, au marketing, à la communication et au support informatique mis à la disposition de la société requérante par le groupe. Elle juge en effet que la société requérante ne produit aucun document probant relatif à la nature des services rendus, lui reprochant là encore de ne pas avoir fourni de factures. Sont en l’espèce considérés comme des pièces justificatives insuffisantes :

  • la documentation prix de transfert et sa traduction libre en français ;
  • des états présentés en anglais et ne constituant pas des factures ;
  • les explications fournies sur les modalités de refacturation des frais entre les différentes entités du groupe.

Plus particulièrement en ce qui concerne les frais de comptabilité, la société requérante soutenait que ceux-ci ne faisaient pas double emploi avec les services de comptabilité assurés par le cabinet d’expertise comptable tiers, celui-ci étant uniquement en charge de la traduction de la comptabilité de l’entreprise aux normes comptables françaises et en langue française. Cet argument est rejeté par la Cour, la société n’ayant pas produit de comptabilité tenue en langue française ni même la lettre de mission du cabinet en question.

Déductibilité des provisions pour pertes

Enfin, la CAA de Bordeaux valide la réintégration par l’Administration des provisions destinées à couvrir des pertes sur les créances clients présentant des retards de paiement supérieurs à 6 mois. Si elle admet en effet que la société pouvait, eu égard au nombre de ses clients et à la faible valeur des créances, recourir à une méthode statistique, elle juge néanmoins qu’elle a procédé à un calcul purement forfaitaire qui n’exprime pas avec une approximation suffisante la perte qu’elle subira, le cas échéant, pour chacune des créances inscrites.

En l’espèce, la société avait fourni un tableau mentionnant le montant des créances provisionnées après application d’un pourcentage déterminé en fonction des pertes supportées au cours des années antérieures, dans une fourchette de 1 à 4 %. Elle n’apportait toutefois pas de précision sur les données internes prises en compte, les exercices concernés et les critères de distinction entre les créances pour l’application du taux de 1 à 4 %.

Au regard des enjeux en question (rejet de comptabilité), cette décision donne l’occasion de rappeler que les sociétés françaises de groupes étrangers dont la comptabilité est tenue selon un référentiel comptable différent du PCG doivent mettre en place un paramétrage adapté de leur système comptable afin d’être en mesure de produire une comptabilité opposable à l’Administration en cas de contrôle fiscal. Elles doivent également être en mesure de fournir à l’Administration leur fichier des écritures comptables (FEC), lequel doit obligatoirement respecter les normes comptables et la nomenclature du plan de comptes français – les libellés en langue étrangère n’étant pas admis (BOI-CF-IOR-60-40-20 n°350).

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]