Cet article a été publié dans le Feuillet rapide fiscal social et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.
Par une décision du 16 novembre 2022, le Conseil d’État a affirmé que le taux de rémunération au titre d’obligations convertibles en actions ne peut prendre en compte la valeur de conversion lorsqu’elles sont pratiquées dans le cadre d’un actionnariat unique entre deux sociétés.
La société mère française (EDF International) a souscrit à des obligations convertibles en actions (OCA), émises par sa filiale britannique (EDF Energy UK Ltd) qu’elle détient à 100 %. Afin de fixer le taux de rémunération de ces OCA, la société a déterminé, à partir d’un panel d’émissions obligataires de comparables indépendants, le taux de pleine concurrence qui devait être appliqué à des obligations classiques, soit 4,41 %, puis réduit celui-ci à raison de la prise en compte de la composante « conversion » de l’OCA. Le coupon annuel de rémunération des OCA a ainsi été fixé à 1,085 %.
L’administration fiscale, suivie par le tribunal administratif (TA Montreuil 2-7-2019 no 1705606-1705609 : RJF 11/19 no 1019), a toutefois remis en cause ce taux de rémunération des OCA en estimant que le taux de conversion des obligations convertibles devait être retenu pour une valeur nulle, en raison du lien d’actionnariat unique entre les deux sociétés. Sur le fondement de l’article 57 du CGI, elle a donc relevé le taux à 4,41 %, sur la base de comparables qu’elle a sélectionnés, et augmenté en conséquence le résultat taxable de la société mère.
En appel, la cour de Versailles a censuré cette position du juge et déchargé intégralement la société des rectifications en considérant que celle-ci comme sa filiale se sont comportées telles que des entreprises indépendantes, en application du principe de pleine concurrence (CAA Versailles 25-1-2022 no 19VE03125 : RJF 5/22 no 431).
Le Conseil d’État ne suit pas le raisonnement de la cour administrative d’appel de Versailles (CE 16-11-2022 no 462383 : à paraître à la RJF 2/23 no 89, concl. K. Ciavaldini (C 89)). En ce sens, il rejoint la position de l’administration fiscale, en tenant compte de la situation d’actionnariat unique entre les deux sociétés, qui conduit à une valeur nulle de l’option de conversion dans cette situation particulière.
La configuration d’actionnariat unique ne permet pas de se comporter comme une entreprise indépendante dans le cadre des OCA
Le mécanisme des obligations peut être décliné sous la forme d’OCA, permettant à l’entreprise émettrice d’obtenir un financement à moindre coût et au souscripteur de convertir des obligations en actions à un prix préférentiel, en choisissant le moment opportun. L’article L 228-93 du Code de commerce autorise ainsi l’utilisation de ce mécanisme pour les groupes de sociétés.
En l’espèce, la société était déjà détentrice de l’ensemble du capital de l’entreprise émettrice. Selon l’administration, suivie par le Conseil d’État, cette situation conduisait nécessairement à ce que l’opération soit neutre dans sa globalité. Le Conseil d’État rappelle en effet que « la valeur de l’option de conversion, consistant exclusivement dans l’ouverture d’une faculté d’acquérir une fraction du capital social en remboursement du prêt obligataire consenti, est nécessairement nulle lorsque l’option est attribuée à la personne possédant, à la date de l’émission, l’intégralité de ce capital ».
Le mécanisme des OCA a donc été dénaturé en l’espèce, dès lors qu’il a été mis en oeuvre dans le cadre d’un actionnariat unique, en attribuant une valeur nulle à la valeur de l’option de conversion.
Pour fonder son redressement, l’administration avait évoqué le transfert des bénéfices prévu par les dispositions de l’article 57 du CGI.
Reste que, s’il est reproché à la société d’avoir recouru à un mécanisme auquel elle avait droit, mais dont elle aurait dénaturé la réalité et qui ne trouvait pas à s’appliquer aux faits de l’espèce puisqu’elle en aurait détourné l’esprit, l’administration aurait alors dû caractériser un abus de droit, tel que prévu par les dispositions de l’article L 64 du LPF. La société aurait ainsi utilisé un mécanisme lui étant ouvert par le Code de commerce, en vue de diminuer son résultat imposable, traduisant donc la recherche d’un intérêt fiscal. La société n’a pourtant pas été protégée par le recours à ce dispositif et à son mécanisme spécifique de recours offerts aux contribuables qui se voient reprocher de tels agissements abusifs.
Au demeurant, il est intéressant de souligner que la cour administrative d’appel, dans sa décision favorable à la société, a précisément pris soin d’exclure la possibilité d’un abus, en indiquant que l’administration n’avait ni établi, ni allégué la recherche d’un intérêt essentiellement fiscal dans cette opération.
Or, seule la détention unique permet de justifier la position de l’administration et la décision du Conseil d’État. La solution serait ainsi différente si la société ne détenait pas l’intégralité du capital de sa filiale. Cette décision s’inscrit en effet à la suite d’une décision récente du Conseil d’État du 20 septembre 2022 (CE 20-9-2022 no 455651 : RJF 12/22 no 1025, concl. R. Victor (C 1025)) : dans cette affaire, les sociétés avaient retenu comme comparaison des obligations classiques, alors que les obligations souscrites par les associés étaient assorties d’une possibilité de conversion en actions. Le Conseil d’État avait précisément affirmé que la valeur d’option de conversion devait être prise en compte dans le cadre de la déduction des charges financières entre entreprises liées.
La rapporteure publique sur l’affaire ici commentée précise donc, après avoir rappelé cette décision récente, que « cette règle générale ne fait pas obstacle à ce qu’une option de conversion attachée à une OCA soit regardée, dans certaines configurations particulières, comme ayant une valeur nulle » (point 5 des conclusions).
Par conséquent, le Conseil d’État vient ici compléter son raisonnement avec une exception : la valeur de conversion doit être prise en compte dans le cadre des OCA, sauf en cas de détention unique.
Pourtant, le principe de pleine concurrence s’applique pleinement en cas de détention à 100 %
Pour rappel, le principe de pleine concurrence énoncé par l’article 9 du Modèle de convention fiscale de l’OCDE (et les principes en matière de prix de transfert de l’OCDE) impose aux entreprises associées de se comporter telles que des entreprises indépendantes dans leurs relations commerciales ou financières. Ainsi, les prix des transactions entre les membres d’un groupe doivent être fixés au regard de cette exigence. Ce principe s’applique également dans le cadre d’une détention à 100 %.
En l’espèce, les sociétés en présence se sont comportées telles que des entreprises indépendantes en prenant en compte la composante conversion intrinsèque au mécanisme des OCA et justifiée par l’analyse de comparabilité. Le fondement de leur analyse a été précisément la souscription d’OCA par des sociétés indépendantes, respectant ainsi le principe de pleine concurrence. Paradoxalement, il est ainsi reproché à ces sociétés de s’être comportées comme des tiers, comme l’impose indirectement le CGI sur la base des principes de l’OCDE en matière de prix de transfert qui lui servent de référence.
Dans son raisonnement, la cour administrative d’appel s’était attachée uniquement à respecter la cohérence du principe de pleine concurrence, sans tenir compte de la situation particulière d’actionnariat unique des sociétés. Par ailleurs, elle avait soulevé la possibilité offerte à la société mère de céder à un tiers les OCA avant de les convertir. Néanmoins, cette possibilité paraît sans incidence pour la rapporteure publique, selon laquelle l’évaluation de la valeur de l’option de conversion pour la société doit être appréciée à la date de la souscription des OCA.
Cette décision ne laisse pas de s’interroger au regard du principe de pleine concurrence qui régit les relations entre sociétés liées et prive les sociétés détenues à 100 % des avantages issus du mécanisme des OCA. La position de la cour administrative d’appel de Versailles, à laquelle l’affaire est renvoyée, apportera sans doute au lecteur quelques éléments intéressants de réflexion, qui seront certainement attendus avec impatience pour connaître le dénouement de ce raisonnement à rebondissements et de cette solution intrigante du Conseil d’État.