Centrale de trésorerie – Avances non rémunérées octroyées à une société liée – Transfert indirect de bénéfices

Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – novembre 2024 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.

Nous revenons ici plus en détails (v. déjà FI 3-2024, n· 4, § 11) sur l’arrêt de la CAA de Versailles qui, statuant sur renvoi, réaffirme qu’une avance octroyée sans taux d’intérêt à une société liée, conformément à une convention de trésorerie, constitue un acte anormal de ges­tion et, par conséquent, un transfert indirect de bénéfices.



La société européenne SAP, dont le siège social se trouve en Alle­magne, est la mère d’un groupe mondial exerçant dans le secteur des progiciels de gestion intégrés (ou ERP). La société SAP Holding France, détenue à 100 % par la société européenne, est la mère d’un groupe français fiscalement intégrée. Elle a conclu en 2009 avec sa mère allemande une convention de gestion centralisée de trésore­rie. Cette convention prévoyait la mise à disposition du groupe des excédents de trésorerie des filiales, afin de constituer une centrale de trésorerie rémunérée par des intérêts calculés par application du taux Euros OVerNight Index Average (EONIA), minoré de 0,15 point de pourcentage. Le taux EONIA ayant évolué négativement au cours des années 2012 et 2013, les parties avaient convenu de fixer à 0 le taux de rémunération des sommes mises à la disposition de la centrale de trésorerie, afin d’éviter une rémunération négative qui aurait sanctionné les filiales.

L’administration fiscale a considéré que ce taux de 0 % constitue une absence de rémunération de la trésorerie mise à disposition par SAP Holding France et donc un transfert indirect de bénéfices à l’étranger au profit de l’entreprise centralisatrice. Elle a réintégré dans les bénéfices imposables de la société SAP Holding France la rémunération qu’elle aurait pu percevoir en plaçant ses excédents de trésorerie auprès d’établissements financiers au cours des exer­cices vérifiés.

La Cour administrative d’appel de Versailles a statué sur renvoi, à la suite de la décision du Conseil d’État du 20 septembre 20221. À cette occasion, ce dernier avait annulé le précédent arrêt de la cour, considérant que celle-ci avait commis une erreur de droit, en ne recherchant pas si la société française avait agi conformément à son intérêt, ni quelles étaient les obligations qui découlaient de la convention de trésorerie. Le présent arrêt vient confirmer le transfert des bénéfices et suit le raisonnement de l’administration fiscale.

Le Conseil d’État avait invité la cour à apprécier la tempo­ralité de l’éventuel acte anormal de gestion 

Le Conseil d’État, sans statuer au fond naturellement, avait jugé qu’aux termes de l’article 57 du CGI, la cour ne pouvait se contenter de démontrer que la société française avait consenti à la société allemande une libéralité en renonçant, au titre des années d’imposition, à percevoir une rémunération en contrepartie du dépôt de ses excédents de trésorerie à son profit. Le Service n’avait en effet, à aucun moment du contentieux, soutenu que la formule de taux contractuellement fixée était critiquable en elle-même. De sur­croît, il n’avait pas notifié de rectifications sur la première partie de l’année 2012, non prescrite, donnant ainsi à penser que cette formule devait être admise.2

En outre, si l’acte anormal de gestion n’était pas caractérisé en 2009, à la date de signature de la convention établissant cette for­mule, il aurait fallu que le Service caractérise une volonté de s’ap­pauvrir de la société française, née ultérieurement et résultant de son abstention à résilier, renégocier ou réviser la convention, à compter du moment où la politique de taux de la BCE a eu un impact sur le taux des dépôts interbancaire.

La CM de Versailles devait donc étudier la temporalité de l’acte anormal de gestion, en prenant connaissance de la convention de trésorerie conclue en 2009 entre les sociétés puisque cette conven­tion n’avait pas été versée aux débats devant le juge. Cet élément essentiel de la volonté des parties est donc au cœur du présent arrêt de renvoi, tant à la conclusion du contrat en 2009 que lors de l’évolution du taux EONIA.

La cour a procédé à cette étude et a rejeté les arguments successifs de la société qui a tenté une nouvelle fois de démontrer l’existence des contreparties à la conclusion de cette convention.

La situation constamment excédentaire d’une société membre d’une centrale de trésorerie comme faisceau d’indices d’une absence de contrepartie 

La société a tenté d’apporter la preuve de l’existence de contreparties par plusieurs moyens, étudiés suc­cessivement par le rapporteur public.

Tout d’abord, elle a fait valoir que la convention de trésorerie stipulait bien un taux d’intérêt basé sur un taux interbancaire usuel dans les contrats financiers et que, partant, la mise à disposition d’excédents de trésorerie par la société française SAP Holding France n’était pas constitutive d’avances de fonds consenties sans intérêts.

En outre, la société a relevé que l’absence d’intérêts effectivement perçus par elle en contrepartie des sommes mises à disposition avait pour seule cause l’évolution du taux de l’EONIA, facteur imprévisible au moment de la conclusion de la convention de trésorerie.

Enfin, le taux EONIA étant devenu négatif, si un tel taux avait été conservé, la société mère allemande aurait, dans cette hypothèse, consenti une libéralité à sa filiale française, en se privant des recettes constituées par la rémunération négative des emprunts.

La société a également précisé de nouveau le mécanisme de centralisation de trésorerie. Le placement de la trésorerie excé­dentaire de la société SAP Holding France devait s’analyser dans le contexte spécifique de ce mécanisme de trésorerie du groupe. Cette trésorerie fonctionnait à double sens pour les filiales participant à cette centralisation: elle leur permettait, d’une part, de placer leur trésorerie mais également, d’autre part, de se financer à de meilleures conditions auprès de l’entité centralisatrice, pour faire face à leurs besoins de trésorerie éventuels.

La cour ne se montre pas sensible à ces arguments. Elle considère que de tels besoins de trésorerie étaient, en réalité, inexistants au titre des années en litige, l’activité de la société SAP Holding France générant structurellement des excédents de trésorerie. Le rapporteur public mène ce raisonnement en considérant que, la société n’ayant jamais eu à recourir à un financement complémentaire auprès de la centrale de trésorerie, il peine « à identifier le besoin qui était le sien d’intégrer un tel système, puis de s’y maintenir avec une rémunération inexistante pour bénéficier de contreparties hypothétiques dont elle n’a eu aucun besoin réel ».

Pour la cour, le cumul de deux éléments, la situation excédentaire constante de la société et le taux de O %, caractérise l’absence de contrepartie. Elle refuse donc de prendre en considération que la société pourrait se trouver en situation de trésorerie négative dans le futur et qu’elle bénéficierait alors de la convention de trésorerie, cette situation constituant la contrepartie inhérente à ce mécanisme.

Aux termes de cet arrêt, seule la situation excédentaire sur les années en litige, sans tenir compte de l’avenir, permet donc de remettre en cause l’utilité de la convention de trésorerie conclue par la société et traduit l’absence de contrepartie.

La comparaison entre les placements financiers sur le marché libre et la convention de trésorerie est également un élément indicateur 

La société a, d’une part, fait valoir qu’il n’existait pas, à la date de conclusion du contrat, d’autres placements plus intéressants. Elle a, d’autre part, mis en avant la sûreté de ce placement dans la centrale de trésorerie du groupe, qui aurait protégé SAP Holding France de tout risque de perte qu’elle aurait nécessairement couru en plaçant son argent auprès d’établissements financiers.

Le rapporteur public rejette ce premier argument en mettant en avant que les taux de 0,15 % et de 0,18 % – taux moyens de rémunéra­tion des dépôts à vue calculés par la Banque de France sur lesquels l’administration fiscale s’est fondée pour remettre en cause la nor­malité de l’absence de rémunération en l’espèce – ne peuvent être regardés comme négligeables, eu égard aux montants des excédents de trésorerie mis à la disposition du groupe. Il précise en effet que « bien que ce montant puisse sembler modeste au regard de son chiffre d’affaires annuel, la renonciation à percevoir près d’un million d’euros par an en mettant ces excédents de trésorerie à disposition de la centrale du groupe au lieu de les placer ailleurs constitue donc un abandon de recettes conséquent et dont les sociétés échouent à démontrer qu’elle comportait une contrepartie. ».

La Cour administrative d’appel de Versailles avait déjà retenu ce raisonnement lorsqu’elle s’était prononcée la première fois. Elle avait repris le sens d’une décision de principe du Conseil d’État selon laquelle, dans un contexte purement interne au groupe, le carac­tère normal ou anormal de la rémunération des avances de fonds consenties par une entreprise à une autre doit être apprécié, en ce qui concerne le prêteur, par rapport à la rémunération que celui-ci pourrait obtenir d’un établissement financier ou d’un organisme assimilé auprès duquel il placerait, dans des conditions analogues, des sommes d’un montant équivalent3

En l’espèce, la cour a considéré que la société a abandonné une recette importante en plaçant son excédent de trésorerie dans le cadre de la convention de trésorerie du groupe. Le rapporteur public rappelle de surcroît que « renoncer à placer ces sommes au sein de la cen­trale de trésorerie du groupe n’impliquait nullement d’aller les investir en totalité en bourse ou dans des c,yptomonnaies et autres valeurs volatiles ».

Le second argument de sûreté du placement est donc également considéré comme inopérant et ne peut constituer une contrepartie à une convention de trésorerie.

En tout état de cause, le droit commun des contrats s’avère également crucial lors de la conclusion de conventions entre entités liées

Lors de l’examen de l’affaire par le Conseil d’État, le rapporteur public Romain Victor s’interrogeait sur l’existence d’une clause de renégociation de la convention de trésorerie, à la suite de l’évolution du taux EONIA lors de l’exercice 2012.

Or, la cour relève que la convention de trésorerie conclue en l’espèce ne prévoyait pas de terme défini, pas de condition ni de pénalité, sous réserve du respect d’un délai d’un mois d’information permettant de rompre la relation contractuelle. À l’occasion de ce renvoi, le rapporteur public souligne en effet qu’ : « il n’était a priori ni difficile, ni excessivement long, pour SAP France, de se retirer pure­ment et simplement de ce mécanisme si les conditions de rémunération des emprunts consentis se dégradaient trop». La société avait donc le choix de rompre la convention et de ne pas poursuivre une relation contractuelle dégradée.

Conformément aux directives données par le Conseil d’État, l’approche de la cour est de s’en tenir à la lettre de la loi des parties et d’en tirer les conséquences sur la poursuite ou non de la relation contractuelle. Les groupes doivent donc accorder une attention particulière aux clauses prévues par les conventions de trésorerie, et plus largement les conventions intragroupes. L’administration pourrait considérer qu’il peut être aisément mis un terme à une situation défavorable issue d’un contrat en cours et en déduire l’existence d’un acte anormal de gestion constitutif d’un transfert indirect de bénéfices.


L’oeil de la pratique

Le principe de non-immixtion de l’administration fiscale est une limite fondamentale lors de la caractérisation d’un acte anormal de gestion. Selon ce principe, l’administration ne peut pas remettre en cause le choix des moyens employés par une entreprise pour réaliser une opération économiquement justifiée et conforme à son objet social. La limite ainsi créée ne fait cependant pas obstacle à ce que l’administration puisse remettre en cause, sur le terrain de l’acte anormal de gestion, les dépenses engagées dans l’intérêt d’un tiers ou dont la contrepartie est insuffisante pour l’entreprise.

À première lecture, cet arrêt comme les conclusions du rapporteur public sont clairs et trouvent place dans le cadre de l’analyse clas­sique de l’acte anormal de gestion, en retenant les trois éléments suivants.

La cour apprécie le choix entre une convention de trésorerie et un placement auprès d’un établissement financier externe à l’aune des sommes auxquelles la société a renoncé (au demeurant modestes au regard du chiffre d’affaires annuel de SAP France).

Le rapporteur public avait indiqué que « tous les établissements ban­caires savent[ … ] aussi proposer des placements garantis et sécurisés tels que des comptes sur livrets, rémunérés chichement mais à des taux toujours supérieurs à l’absence de rémunération offerte par la mère du groupe à ses filiales ».

La société avait le choix de se dégager de son engagement dans la centrale de trésorerie du groupe qui lui devenait défavorable, dès lors que la convention ne comprenait pas de clause de rupture contraignante. Reste que d’aucuns pourraient considérer que, en l’espèce, le rai­sonnement tenu manque de profondeur opérationnelle, si bien que la frontière de la non-immixtion dans la gestion de la société pourrait bien avoir été franchie, en réalité.

L’administration, le rapporteur public et le juge ont donc succes­sivement remis en cause les choix du groupe et les contreparties attachées. Pourtant, il ne paraît pas contestable que le mécanisme de la centrale de trésorerie offre une contrepartie en cas de situation déficitaire. La position du juge semble comparable à celle d’une société dont le contrat d’assurance se verrait contesté parce qu’aucun sinistre n’est intervenu par le passé. Cet arrêt rappelle la nécessité pour les sociétés de justifier leurs choix, formalisés à l’occasion de contrats intra-groupe, par des contre­parties solides et documentées, en particulier dans le cadre d’une convention de trésorerie. Elles veilleront à tenir compte, d’une part, des financements externes et, d’autre part, à apporter le plus grand soin à la rédaction de la convention conclue.


 

CE, 20 sept. 2022, n· 461639, SAP France Holding: Lebon T., et n· 461642, SAP France, concl. R. Victor: FI 4-2022, n· 4, § 2, comm. E. Lesprit et N. Aït­Hamadouche.

Concl. R. Victor ss CE, 20 sept. 2022, n· 461639, SAP France Holding et n· 461642, SAP France, préc.

CE, 7 oct.1988, n° 50256, Min. c/ SARL« Etablissements Pierre Deveug]é », inédite: RJF1988 n° 1296, concl. M. de Saint-Pulgent p. 720.

Photo de Eric Lesprit
Eric Lesprit

Eric a plus de 25 ans d’expérience en matière de fiscalité internationale, notamment en matière de prix de transfert. Il a exercé différentes responsabilités au sein de la Direction Générale […]

Nadir Ait-hamadouche

Junior in Tax and Legal | Transfer Pricing

Mélanie Arrighi

Avocate en fiscalité internationale – Prix de Transfert chez Deloitte Société d’Avocats.