Après avoir constaté une dénaturation du juge d’appel sur le niveau de risque de la société emprunteuse, le Conseil d’État juge que lorsque les sommes laissées ou mises à la disposition d’une société par ses associés le sont via la souscription d’obligations convertibles en actions (OCA) émises par la société, il y a lieu de corriger le taux de référence pour tenir compte de la valeur de l’option de conversion associée aux OCA émises.
Rappel
Une société peut déduire les intérêts relatifs à des sommes mises à sa disposition par une entreprise liée, au sens de l’article 39, 12° du CGI, au-delà de la limite du taux fixé par l’article 39, 1.3° du CGI dans le cadre d’avances consenties par ses associés, dès lors qu’elle est en mesure de démontrer que ces intérêts sont déterminés par application d’un « taux de marché » que l’entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements financiers indépendants dans des conditions analogues (CGI, art. 212, I-a).
Pendant de nombreuses années, l’Administration, comme les juridictions du fond, se sont montrées particulièrement exigeantes dans la démonstration du taux de marché applicable.
Dans un avis du 10 juillet 2019, le Conseil d’État a posé le principe de liberté de preuve et admis qu’une société pouvait, le cas échéant, s’appuyer sur des comparables issus du marché obligataire (avis n°429426 et 429428, SAS Wheelabrator).
L’histoire
Dans un contexte de reprise, un schéma de financement à étages a été mis en place (i.e. emprunts obligataires en cascade).
La holding d’acquisition, nouvellement crée, a ainsi émis en juillet 2013 un emprunt prenant la forme d’obligations convertibles en actions ordinaires (OCA) souscrites par ses 2 « investisseurs financiers » (un FCPR détenteur de 48,12 % du capital et une société anonyme détentrice de 4,77 % du capital). Les obligations étaient rémunérées à un taux de 12 % et d’une durée de 10 ans. Par ailleurs, une prime devait être versée en cas de renonciation des souscripteurs à exercer leur droit à la conversion des OCA, cette prime étant calculée depuis le jour de la souscription au taux fixe annuel de 3 %.
Le même jour, la filiale opérationnelle cible émettait un autre emprunt obligataire prenant également la forme d’OCA, les obligations étant souscrites par son associée unique, la société holding d’acquisition. La durée de l’emprunt, le taux d’intérêt stipulé et les règles de paiement de ces intérêts étaient identiques. Ce 2e emprunt étant intégralement financé par le 1er dont le montant était plus élevé.
Par suite, les 2 sociétés emprunteuses ont fait l’objet de vérifications de comptabilité à l’issue desquelles l’administration fiscale a estimé que ces sociétés avaient déduit un montant d’intérêts excessif en lien avec ces 2 emprunts obligataires (1ère affaire concerne la holding et 2e affaire concerne la filiale cible).
Les juges du fonds suivent, en ce sens, la position de l’Administration.
Les décisions
Après avoir rappelé le régime probatoire applicable en matière de déductibilités des charges financières sur le fondement de l’article 212-I du CGI, tel qu’il a été fixé par sa décision Sté Siblu (CE, 18 mars 2019, n°411189) et son avis contentieux précité Sté Wheelabrator Group, le Conseil d’État constate la dénaturation du juge d’appel sur le niveau de risque de la société emprunteuse.
Puis, statuant au fond, il rejette la requête des 2 sociétés.
Sur le taux de l’endettement
Le Conseil d’État relève notamment que les comparaisons retenues par les sociétés ont porté sur des obligations classiques alors que les obligations souscrites par les associés étaient assorties d’une option de conversion en actions.
Or, il précise que lorsque les sommes laissées ou mises à la disposition de la société par ses associés consistent dans le montant nominal d’obligations convertibles en actions souscrites par ces derniers, il y a lieu de corriger le taux de référence affiché par les émissions classiques pour tenir compte de la valeur de l’option de conversion associée aux obligations convertibles émises. La prise en compte de la valeur de la composante conversion a déjà été retenu par les juges du fond dans le cas d’un contribuable français percevant les fruits d’une OCA émise par un émetteur étranger (CAA Versailles, 25 janvier 2022, n°19VE03125, Société EDF International et Société EDF).
Il reproche de plus à la société filiale cible d’avoir utilisé les comparaisons portant sur des émissions obligataires de sociétés comportant un profil de risque proche de celui de la société qui était la mère de son groupe et non sur des émissions émanant de sociétés ayant son propre profil (voir en ce sens décision Siblu précitée, l’arrêt Sté Apex Tool Groupdu 29 décembre 2021, n°441357 , ne concernant, quant à lui, que la prise en considération des participations détenues, i.e. sens descendant contrairement au cas d’espèce).
Sur la notion « d’entreprises liées »
Pour mémoire, l’article 39, 12° du CGI prévoit que des liens de dépendance sont réputés exister entre deux entreprises :
a) lorsque l’une détient directement ou par personne interposée la majorité du capital social de l’autre ou y exerce en fait le pouvoir de décision ;
b) lorsqu’elles sont placées l’une et l’autre, dans les conditions définies au a, sous le contrôle d’une même tierce entreprise.
Pour écarter la qualification « d’entreprises liées » au sens de ces dispositions, le Conseil d’État relève que :
- L’émission obligataire émise par la société holding a été entièrement souscrite par ses investisseurs financiers, soit le FCPR et la SA, associés ensemble à hauteur de 52,89 % du capital de la société émettrice sans qu’aucun d’eux y soit seul majoritaire.
- L’objet du pacte signé concomitamment à la restructuration du groupe se limite à : « définir les modalités de détention et de transfert des titres de la société et assurer la stabilité de son actionnariat ; / définir les modalités de liquidation de la participation des parties ; / définir les obligations des parties ; / définir les droits d’information de l’investisseur financier ».
Il conclut que ni ce pacte ni aucune autre pièce du dossier – et notamment aucun accord qui conduirait à organiser une action de concert entre les investisseurs financiers, aux fins d’influencer la politique de la société ou d’y exercer un pouvoir de décision – ne permet d’établir que les investisseurs financiers, qui détiennent ensemble la majorité du capital social de la société émettrice, y exerceraient ensemble le pouvoir de décision au sens l’article 39, 12° du CGI.
Il en déduit que les dispositions de l’article 212 du CGI ne sont pas applicables à l’espèce.
Ainsi que le souligne le rapporteur public sous la décision : « […] relevons que les dispositions du a. du 12 de l’article 39 n’envisagent pas l’hypothèse d’un pouvoir de décision de fait qui serait exercé en commun. Elles envisagent seulement le cas où « une » société exerce un pouvoir de décision sur l’autre. A supposer que, nonobstant la lettre du texte fiscal, vous admettiez qu’un pouvoir de décision de fait puisse résulter d’un pouvoir exercé conjointement, en vous référant implicitement à la notion de contrôle conjoint mentionnée au III de l’article L. 233-3 du code de commerce, qui vise le cas dans lequel « deux ou plusieurs personnes agissant de concert sont considérées comme en contrôlant conjointement une autre lorsqu’elles déterminent en fait les décisions prises en assemblée générale », nous peinons à identifier une telle action de concert. »
Cette décision est à rapprocher sur ce point de l’arrêt Société Financière des Lilas IV (CAA Versailles, 28 septembre 2021, n°19VE00546, suivi d’une décision CE de non-admission du 2 juin 2022, n°458874) : Si les dispositions de l’article 39, 12° du CGI ne renvoient pas aux dispositions du Code de commerce (contrairement aux dispositions de l’article 223 B, al. 6 du CGI, pour l’application du dispositif de l’amendement Charasse), la CAA de Versailles admet de procéder à l’examen de l’existence d’une éventuelle action de concert au cas d’espèce. Autrement dit, elle admet également qu’un pouvoir de décision de fait au sens de l’article 39, 12° du CGI puisse être exercé conjointement.
L’avis du praticien : Benjamin Conort
Cette décision est un rappel des modalités pratiques de détermination d’un taux d’intérêt dans le cadre de financement intragroupe et qui sont maintenant bien établies à travers la jurisprudence et les fiches pratique de l’Administration :
- L’analyse doit, entre autres, reposer sur une appréciation du risque de crédit au niveau de l’emprunteur et de ses filiales, reflétant, le cas échéant, la position commerciale financière du groupe consolidé.
- L’analyse doit se baser sur des transactions identifiées les plus comparables possible et lorsque celles-ci ne sont pas parfaitement comparables des ajustements doivent être effectués.
- Il est possible de tenir compte du rendement tiré d’emprunts obligataires émanant d’autres entreprises à condition que ceux-ci constituent une alternative réaliste au prêt intragroupe.
Le rapporteur public rappelle utilement les conditions permettant d’établir un lien de dépendance entre deux sociétés au sens de l’article 39-12 du CGI. Si, au cas d’espèce, l’analyse du pacte d’actionnaires a démontré qu’une des deux sociétés ne pouvait se prévaloir des dispositions prévues à l’article 212-I-a, il faut retenir qu’en l’absence d’une détention majoritaire, la revue détaillée du pacte d’actionnaires peut démontrer l’exercice d’un pouvoir de décision de fait par un ou plusieurs associés, si celui-ci est exercé conjointement, conformément à l’article 39-12 du CGI.