Taux d’intérêt limite : Faculté de retenir un référentiel obligataire – Nouvelle application

La CAA de Paris fait application des principes dégagés par le Conseil d’État dans son avis « Wheelabrator ». Toutefois, elle rejette, en l’espèce, les comparables proposés par la société.

Pour rappel, une société peut déduire les intérêts relatifs à des sommes mises à disposition par une entreprise liée dans la limite du taux fixé par le 3° du 1 de l’article 39 du CGI pour la déduction des intérêts des avances consenties par ses associés. Il peut toutefois être substitué à ce taux limite celui que l’entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements financiers indépendants dans des conditions analogues, s’il est supérieur (CGI, art. 212, I-a).

Faculté (nouvelle) de retenir un référentiel obligataire

Saisi d’une demande d’avis par le TA de Versailles (4 avril 2019, n°1607393 et 1806803, SAS Wheelabrator Group), le Conseil d’État a apporté des précisions sur ce point, en indiquant que le taux que l’entreprise aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues s’entend, pour l’application de ces dispositions, du taux que de tels établissements ou organismes auraient été susceptibles, compte tenu de ses caractéristiques propres, notamment de son profil de risque, de lui consentir pour un prêt présentant les mêmes caractéristiques dans des conditions de pleine concurrence.

Ce taux ne saurait toutefois, eu égard à la différence de nature entre un emprunt auprès d’un établissement ou organisme financier et un financement par émission obligataire, être celui que cette entreprise aurait elle-même été susceptible de servir à des souscripteurs si elle avait fait le choix, pour se financer, de procéder à l’émission d’obligations plutôt que de souscrire un prêt.

Si elle souhaite retenir un référentiel obligataire, il lui faudra tenir compte du rendement d’emprunts obligataires émanant « d’entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables, lorsque ces emprunts constituent, dans l’hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe ».

Statuant au fond, le TA de Versailles avait fait sienne l’analyse du Conseil d’État et validé les comparables présentés par le contribuable (jugement du 6 décembre 2019, n°1607393 et 1806803, SAS Wheelabrator Group). Quelques jours après, le TA de Paris avait, à son tour, décliné les principes dégagés par le Conseil d’État dans 2 affaires distinctes, en refusant toutefois d’admettre les comparables proposés par les sociétés requérantes (20 décembre 2019, n°1800388, SAS Trocadéro Participations et 20 décembre 2019, n°1803096).

La décision (défavorable) de la CAA de Paris

Une société holding française a souscrit, en juillet 2010, un financement intragroupe dans le cadre de l’acquisition d’une participation (opération financée par un crédit vendeur d’une durée de 10 ans, au taux de 6 %). Estimant d’abord que le taux ainsi pratiqué excédait celui fixé par le 3° du 1 de l’article 39 du CGI, la société française a spontanément réintégré la fraction excédentaire.

Puis, étude financière à l’appui, elle est revenue sur sa position initiale, et entendu obtenir la restitution du supplément d’IS acquitté au titre de cette réintégration.

Pour établir que le taux de 6 % correspondait au taux qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou organismes financiers en juillet 2010, elle se prévalait d’un rapport établi par son conseil, fondé sur la méthode dite du « prix comparable sur marché libre ».

En l’absence de comparables internes (la société n’ayant pas contracté d’autres emprunts en 2010), le conseil de la société a analysé les caractéristiques de l’emprunt en cause, avant d’attribuer une note de crédit fixée à BB+, calculée en suivant la méthodologie publiée par l’agence de notation Moody’s.

Il a ensuite déterminé le taux d’intérêt de pleine concurrence (estimé dans une fourchette de 6,14 à 7,09 %), en utilisant les données disponibles dans la base Bloomberg pour des obligations ayant la même note de crédit que l’emprunt litigieux.

La société se prévalait, de surcroît, d’une étude complémentaire et rétrospective des conditions auxquelles elle aurait pu se faire financer par emprunt bancaire, fondée sur l’outil LoanConnector de Thomson Reuteurs, laquelle faisait ressortir un taux de pleine concurrence situé dans un intervalle de 4,59 et 9,35 %, avec une médiane à 6,53 %.

La CAA écarte les comparables ainsi présentés, considérant que :

  • La note de crédit attribuée à l’emprunt litigieux ne l’a pas été au regard de la situation intrinsèque de la société requérante, mais tenait, au contraire, compte des états financiers agrégés du sous-groupe détenu par la société, et de l’activité industrielle exercée par une seule de ses filiales
  • Compte tenu des critères retenus (note de crédit, opérations ayant la même durée et la même maturité), les entreprises servant de référence ne pouvaient être regardées comme se trouvant dans des conditions économiques comparables.

Elle relève également que la société n’avait produit aucune offre de prêt contemporaine émanant d’un établissement bancaire.

L’avis de nos experts : Julien Pellefigue et Benjamin Conort

Cette dernière décision est surprenante à bien des égards.
 
D’une part, sur les principes régissant l’application de l’article 212-I-a du CGI. Les juges d’appel ont, en effet, rejeté les comparables présentés par la société sans apporter les éléments d’analyse qui auraient pu permettre de clarifier ce que le Conseil d’Etat entendait par « conditions économiques comparables » et « alternative réaliste à un prêt intragroupe » (Voir le commentaire de la décision Wheelabrator). Au cas présent, la Cour, qui ne se prononce pas sur la notion « d’alternative réaliste », considère que les entreprises servant de références ne se trouvent pas dans des conditions comparables, au motif que seule leur note de crédit est proche et que les obligations émises ont une même durée et maturité (sic). S’il est légitime que les juges d’appel s’interrogent sur la comparabilité des entreprises servant de référence, l’absence de commentaires exhaustifs est regrettable tant cette notion est centrale dans une logique de comparaison. A titre subsidiaire, on notera avec étonnement la référence à une offre de prêt émanant d’un établissement bancaire, alors que cette même Cour avait explicitement mentionné que « l’administration n’est pas fondée à exiger de l’entreprise la production d’une offre de prêt contemporaine aux opérations pour justifier de la pertinence du taux d’intérêt pratiqué ».
 
D’autre part, d’un point de vue technique. Avec une lecture à la lettre de la jurisprudence exigeant que le taux d’intérêt soit déterminé compte tenu des caractéristiques propres à l’entreprise emprunteuse, les juges d’appel ont rejeté l’utilisation des comptes consolidés. Pourtant, il parait évident qu’une analyse du risque de crédit se doit de refléter l’ensemble des actifs et passifs de la société, et donc la situation financière des éventuelles filiales que la société emprunteuse détient. Cette lecture de la Cour est d’autant plus inappropriée au cas d’espèce que la société emprunteuse est une société holding et que l’activité principale, génératrice des flux de trésorerie, se trouve exercée par une des filiales. On relèvera également que pour réaliser l’analyse de crédit d’une société, les agences de crédit, et notamment la Banque de France, se basent sur des documents consolidés (à cet égard, voir « La cotation – Guide de référence » Banque de France, dernière mise à jour mars 2020).
 
Il convient donc de rester prudent sur les conclusions qui pourraient tirées de cette décision et d’attendre l’arrêt du Conseil d’Etat qui, espérons-le, clarifiera tant les questions de principe comme les points techniques soulevés par la Cour.

 

Julien Pellefigue

Avocat associé, Julien est membre de l’équipe prix de transfert du cabinet. Sa pratique recouvre l’ensemble des problématiques des prix de transfert, en conseil comme en contentieux. En raison de […]

Benjamin Conort

Benjamin Conort est Senior manager au sein de l’équipe Prix de Transfert de Deloitte Société d’Avocats. Benjamin est, entre autres, spécialisé dans l’analyse des transactions financières. Ses compétences recouvrent la […]

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Clara Maignan

Clara Maignan, avocat, a rejoint les équipes de Deloitte Société d’Avocats en 2011. Elle exerce au sein du Comité Scientifique Fiscal.