Selon le Conseil d’État, l’administration fiscale ne peut se contenter d’opposer à une filiale française versant des intérêts à sa mère européenne la seule circonstance que cette dernière est contrôlée par des résidents des îles Caïman et des îles Vierges Britanniques (« pays à fiscalité privilégiée » au sens du 238 A du CGI), pour faire obstacle à l’exonération de retenue à la source résultant de la directive intérêts-redevances.
Pour mémoire, les intérêts versés par un débiteur résident de France à une entité située dans un ETNC au sens de l’article 238-0 A du CGI sont soumis à un prélèvement obligatoire de 75% – sauf si le débiteur démontre que les opérations auxquelles correspondent ces intérêts ont principalement un objet et un effet autres que de permettre leur localisation dans un ETNC.
Avant le 1er mars 2010, ce prélèvement s’appliquait à tous les intérêts versés par un débiteur établi en France, et encaissés par des personnes n’ayant pas en France leur siège social et non pas uniquement ceux encaissés par des personnes établies dans un ETNC ainsi que c’est le cas depuis le 1er mars 2010 (CGI, art 125 A, III).
Aux termes de ces dispositions, l’impôt est ainsi dû du seul fait du paiement des intérêts ou de leur inscription au débit/crédit d’un compte (CGI, art 125).
Néanmoins, afin d’encourager la levée des financements en provenance de l’étranger, l’article 131 quater du CGI instaure une exonération de ce prélèvement obligatoire pour les produits des emprunts contractés hors de France par des personnes morales françaises.
De même, sous certaines conditions, l’article 119 quater du CGI exonère de ce prélèvement obligatoire les intérêts versés entre « sociétés associées », au sens de ces dispositions, lorsque la société bénéficiaire a son siège dans un État de l’UE (transposition en droit interne de la directive 2003/49/CE du 3 juin 2003, dite intérêts-redevances). Il prévoit toutefois une clause anti-abus selon laquelle l’exonération ne peut s’appliquer lorsque les revenus payés :
- bénéficient à une personne morale (ou son ES) contrôlée directement ou indirectement par un ou plusieurs résidents d’États qui ne sont pas membres de l’UE
ET - si la chaîne de participations a comme objet principal ou comme un de ses objets principaux d’échapper à l’imposition.
Compte tenu de la suppression presque totale du prélèvement obligatoire prévu par le III de l’article 125 A du CGI à compter du 1er mars 2010, la portée de ces dispositifs d’exonération des articles 131 quater et 119 quater du CGI est néanmoins devenue très relative.
Les faits
De 2009 à 2011, une société française a versé des intérêts en contrepartie d’avances en compte courant qui lui ont été consenties par sa société mère néerlandaise (détention à 100 %) et par sa société « grand-mère » située aux îles Caïman (détention à 34,05 % de la société mère néerlandaise). Ces intérêts ont été comptabilisés au crédit des comptes courants de ces sociétés.
À l‘issue d’une vérification de comptabilité, l’Administration a soumis ces intérêts au prélèvement prévu par l’article 125 A, III du CGI.
Les juges du fond ont rejeté les prétentions de la société.
La décision
Imposition au prélèvement libératoire des intérêts versés à la société établie aux îles Caïman
L’absence d’exonération des intérêts contractés hors de France :
Alors que la société redressée soutenait que les intérêts versés sur le compte courant de la société située au îles Caïman venaient en rémunération d’un emprunt qu’elle avait contracté avec cette société, la CAA de Douai a jugé en appel que les documents produits par la requérante n’établissaient pas l’existence d’un tel contrat de prêt.
Devant le Conseil d’État, la société soutient que la Cour a commis une erreur de droit en subordonnant le bénéfice de l’exonération à l’existence d’un contrat de prêt écrit alors qu’une telle condition n’est pas prévue par l’article 131 quater du CGI.
Ce dernier considère à l’inverse que par cette appréciation souveraine exempte de dénaturation, la CAA a pu sans erreur de droit, déduire de cette circonstance que la société requérante ne pouvait prétendre au bénéfice de l’exonération, prévue à l’article 131 quater du CGI, du prélèvement forfaitaire prévu par l’article 125 A du CGI (voir en ce sens CE, 3 novembre 2003, n°244437, SARL Méridia France ; CE, 3 juillet 2009, n°296843, Société Royal Canin). L’inscription en compte courant ne formalise pas l’existence d’un contrat de prêt tel qu’exigé par l’article 131 quater du CGI.
Quant à la situation de trésorerie de la société requérante :
Afin d’écarter l’application du prélèvement de l’article 125 A, III, du CGI, la société requérante avançait comme argument qu’en considération de la situation de sa trésorerie, l’appréhension effective des intérêts crédités sur le compte de la société localisée aux îles Caïman n’avait pas pu se réaliser.
À ce titre, la CAA a retenu que :
- le financement des activités de la société française était principalement assuré au moyen des sommes avancées par sa mère, la société néerlandaise
- les capitaux propres de la société française étaient constamment négatifs sur cette période ; et
- la société « grand-mère » située aux îles Caïman était l’actionnaire principal de la société néerlandaise.
Le Conseil d’État juge alors que la Cour a pu, sans erreur de droit, déduire de ces circonstances que la société requérante n’apportait pas la preuve, qui lui incombait, que l’impossibilité de verser effectivement tout ou partie des intérêts dus à la société « grand-mère » devait être regardée comme un fait indépendant de la volonté de celle-ci. Il en déduit en conséquence qu’en décidant que la somme litigieuse devait être retenue, au titre des années 2009 et 2010, pour l’assiette du prélèvement prévu à l’article 125 A du CGI, la Cour n’a pas commis d’erreur de droit.
Rappelons que par principe, l’inscription par une filiale d’intérêts au crédit d’un compte ouvert au nom de son actionnaire constitue l’un des faits générateurs du prélèvement forfaitaire (CGI, art. 125), elle est suffisante pour considérer que ces sommes sont mises à la disposition de la société créditrice. Cette présomption de mise à disposition n’est toutefois pas remise en cause par le Conseil d’État, lorsque cet associé choisit de laisser les sommes à la disposition de la société afin de ne pas aggraver la situation de sa trésorerie (voir notamment CE, 29 septembre 1982, n°22688 ; CE, 3 novembre 2003, n°244437, SARL Méridia France).
Imposition des intérêts versés à une société située dans l’UE : compatibilité du 3 de l’article 119 quater du CGI avec le droit de l’UE
En 1er lieu le Conseil d’État souligne, ainsi que l’y invitait le rapporteur public, Céline Guibé, que les stipulations relatives à la liberté d’établissement, contrairement à celles relatives à la liberté de circulation des capitaux, ne peuvent être utilement invoquées pour mettre en cause la compatibilité des dispositions de la loi française relatives au paiement d’intérêts avec le droit de l’UE.
En 2nd lieu, la société requérante entendait transposer à la clause dite « anti-abus » de l’article 119 quater du CGI relative aux intérêts, la solution retenue dans la décision Eqiom relative à la clause anti-abus de l’article 119 ter du CGI applicable en matière de dividendes (aff. C-6/16 du 7 septembre 2017, Eqiom SAS, anciennement Holcim France SAS, Enka SA : la clause anti-abus de l’article 119 ter du CGI relative aux dividendes a été jugée non conforme à la directive mères-filles et à la liberté d’établissement dans la mesure où, en présence d’une situation de contrôle par un ou plusieurs résidents d’États non membres de l’Union européenne, elle instaurait une présomption générale de fraude et d’abus en subordonnant l’exonération à la condition que la société mère établisse que la chaîne de participations n’avait pas comme objet principal ou comme l’un de ses objets principaux de tirer avantage de l’exonération, sans que l’Administration soit tenue de fournir ne serait-ce qu’un commencement de preuve de fraude et d’abus).
Pour trancher ce point, le Conseil d’État adopte un raisonnement en plusieurs étapes, basé sur la dialectique de la charge de la preuve :
- Il constate tout d’abord qu’il ressort des termes mêmes des dispositions du 3 de l’article 119 quater du CGI que le législateur n’instaure pas une présomption de fraude à l’égard des bénéficiaires contrôlés par des résidents d’États tiers – ces dispositions sont en effet muettes quant à la charge de la preuve.
- Il précise qu’il appartient donc à l’Administration, si elle estime que la chaîne de participations a comme objet principal ou comme un de ses objets principaux de tirer avantage des dispositions du 1 de cet article, d’apporter au soutien de ses affirmations des éléments suffisants pour constituer un commencement de preuve de fraude ou d’abus.
- Il rappelle qu’il appartient ensuite au contribuable d’opposer à l’Administration tout élément qu’il estime pertinent et, enfin, au juge de l’impôt, de se prononcer au vu des éléments produits par les parties.
Il conclut donc, sur le principe, que c’est sans commettre d’erreur de droit que la Cour a jugé que les dispositions du 3 de l’article 119 quater du CGI n’étaient pas incompatibles avec les objectifs de la directive 2003/49/CE.
Puis, revenant sur l’application au cas d’espèce faite par la Cour, il retient que pour juger que la société requérante ne pouvait prétendre, au titre des intérêts alloués à sa mère néerlandaise, au bénéfice de l’exonération du prélèvement libératoire prévu au 1 de l’article 119 quater du CGI, la CAA a seulement relevé que l’Administration faisait valoir que la société mère était contrôlée par une société « grand-mère » domiciliée aux îles Caïman (et 2 autres actionnaires domiciliés aux îles Vierges britanniques), pays à fiscalité privilégiée au sens de l’article 238 A du CGI.
Or, en déduisant de cette seule circonstance que l’administration fiscale apportait un commencement de preuve de fraude, alors qu’elle n’apportait aucun autre élément, relatif notamment à l’objet de l’interposition de la société mère néerlandaise dans la chaîne de participations, il juge que la Cour a fait une inexacte application des règles gouvernant la charge de la preuve et commis une erreur de droit. Par suite, il annule son arrêt en tant qu’il statue sur les droits et pénalités afférents aux intérêts crédités sur le compte courant de la société néerlandaise.
Enfin, on notera, comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions, « qu’indépendamment de l’existence d’un abus, l’exonération prévue par la directive intérêts-redevances peut être refusée lorsque la société qui a perçu les intérêts n’en est pas le bénéficiaire effectif » – l’Administration ne semble pas s’être dirigée sur ce terrain dans le cadre de son redressement.