Taux d’intérêt limite : Quelques précisions !

Le Conseil d’État fait une nouvelle fois application des principes dégagés dans son avis « Wheelabrator » et vient à les préciser davantage : 1) Le profil de risque de l’entreprise emprunteuse doit en principe être apprécié au regard de la situation économique et financière consolidée de l’entreprise et de ses filiales ; 2) Il est possible de faire valoir les notes de crédit comparables attribuées par des agences de notation alors même que les entreprises retenues dans l’échantillon appartiendraient à des secteurs d’activités hétérogènes.

Pour rappel, une société peut déduire les intérêts relatifs à des sommes mises à sa disposition par une entreprise liée au-delà de la limite du taux fixé par l’article 39, 1.3° du CGI dans le cadre d’avances consenties par ses associés, dès lors qu’elle est en mesure de démontrer que ces intérêts sont déterminés par application d’un « taux de marché » que l’entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements financiers indépendants dans des conditions analogues (CGI, art. 212, I-a).

Pendant de nombreuses années, l’Administration, comme les juridictions du fond, se sont montrées particulièrement exigeantes dans la démonstration du taux de marché applicable.

Dans un avis du 10 juillet 2019, le Conseil d’État a posé le principe de liberté de preuve et admis qu’une société pouvait, le cas échéant, s’appuyer sur des comparables issus du marché obligataire (avis n°429426 et 429428, SAS Wheelabrator).

L’histoire

En juillet 2010, grâce à un prêt octroyé par sa société mère, une société française procède à l’acquisition de l’intégralité des titres d’une société. Ce prêt était d’une durée de 10 ans et rémunéré au taux de 6 %.

Estimant dans un premier temps que le taux ainsi pratiqué excédait celui fixé par l’article 39, 1.3° du CGI, la société a spontanément réintégré la fraction excédentaire des charges financières supportées au-delà de ce taux.

Puis, étude financière à l’appui, elle est revenue sur sa position initiale, et a entendu obtenir la restitution partielle de l’IS acquitté au titre de cette réintégration par le biais d’une réclamation.

Pour établir que le taux de 6 % correspondait au taux qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou organismes financiers, elle se prévalait d’un rapport établi par son conseil, fondé sur la méthode dite du « prix comparable sur marché libre ».

En l’absence de comparables internes (la société n’ayant pas contracté d’autres emprunts à la même date), le conseil de la société a analysé les caractéristiques de l’emprunt en cause, avant d’attribuer à l’entreprise une note de crédit fixée à BB+, calculée en suivant la méthodologie publiée par l’agence de notation Moody’s.

Il a ensuite déterminé le taux d’intérêt de pleine concurrence (estimé dans une fourchette de 6,14 à 7,09 %), en utilisant les données disponibles dans la base Bloomberg pour des obligations de mêmes caractéristiques que l’emprunt litigieux.

La société se prévalait, de plus, d’une étude complémentaire et rétrospective des conditions auxquelles elle aurait pu se faire financer par emprunt bancaire, fondée sur l’outil Loan Connector de Thomson Reuteurs, laquelle faisait ressortir un taux de pleine concurrence situé dans un intervalle de 4,59 à 9,35 %, avec une médiane à 6,53 %. L’échantillon de sociétés comparables concernait des sociétés relevant toutes du secteur non-financier.

La CAA (CAA Paris, 10 mars 2020, n°18PA00608) a écarté les comparables ainsi présentés, considérant que :

 

  1. La note de crédit attribuée à l’emprunteuse ne l’a pas été au regard de la situation intrinsèque de la société requérante, mais tenait compte, au contraire, des états financiers agrégés du sous-groupe détenu par la société, et de l’activité industrielle exercée par une seule de ses filiales ;
  2. Compte tenu des critères retenus (note de crédit, opérations ayant la même durée et la même maturité), les entreprises servant de référence ne pouvaient être regardées comme se trouvant dans des conditions économiques comparables ; et
  3. Concernant l’étude complémentaire : il n’était pas établi que les sociétés dites comparables retenues dans l’échantillon de l’étude, appartenant à des secteurs d’activités hétérogènes, auraient, pour un banquier, présenté le même niveau de risque que celui auquel la société requérante a été confrontée à la même époque.

La décision

Reprenant les principes dégagés dans son avis Wheelabrator, le Conseil d’Etat rappelle, à titre liminaire, que le taux que l’entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues s’entendait du taux que de tels établissements ou organismes auraient été susceptibles, compte tenu de ses caractéristiques propres, notamment de son profil de risque, de lui consentir pour un prêt présentant les mêmes caractéristiques dans des conditions de pleine concurrence.

À ce titre, il confirme que le profil de risque de l’entreprise emprunteuse doit être apprécié au regard de la situation économique et financière du groupe qu’elle forme avec ses filiales.

Cette approche est en conformité avec la position de l’Administration dans ses fiches publiées en janvier 2021 (voir en ce sens Fiche pratique n°3 – Comparabilité : publications méthodologiques d’agences de notation et risque de crédit, dans laquelle l’Administration recommande de tenir compte des actifs contrôlés directement ou indirectement, c’est-à-dire des perspectives des filiales, pour apprécier le risque de crédit d’une entreprise emprunteuse).

Comme le souligne le rapporteur public, Céline Guibé, dans ses conclusions sous la décision « […] la situation économique et financière des filiales influe sur le profil de risque de leur société mère, leur solidité pouvant contribuer à l’améliorer et leur fragilité à le détériorer […] Et si l’on peut envisager que la prise en compte de la situation des sociétés contrôlées par l’emprunteuse soit, dans d’autres hypothèses, superflue, par exemple lorsqu’un prêt a pour finalité de financer une opération peu risquée sans lien avec l’activité des filiales, il s’agira là de cas exceptionnels. »

D’une part, le CE reproche ainsi à la CAA d’avoir rejeté la note de crédit attribuée au motif que celle-ci ne reflétait pas la situation intrinsèque de la société emprunteuse dans la mesure où elle tenait compte des états financiers agrégés du sous-groupe détenu par celle-ci.

Il estime d’autre part, que la CAA a commis une erreur de droit en écartant l’étude complémentaire au seul motif que les sociétés retenues dans l’échantillon appartenaient à des secteurs d’activité hétérogène et auraient par conséquent pu présenter des niveaux de risques différents de celui de la société emprunteuse.

Il rappelle à cet égard que les systèmes de notation de crédits élaborés par les agences de notation visent à évaluer le risque des entreprises emprunteuses en prenant notamment en compte leur appartenance à un secteur d’activité donné.

En définitive, le Conseil d’Etat annule l’arrêt d’appel. La pertinence des études réalisées fera ainsi l’objet d’un réexamen par la CAA de Paris.

Avis du praticien : Benjamin Conort

Cette décision du Conseil d’État est très utile car elle aborde enfin des points de discussion techniques tels que la nature des comptes à utiliser ou bien l’application d’une logique comparative. En effet, le Conseil d’État rappelle que la situation propre d’un emprunteur doit éventuellement tenir compte de ses participations et donc que les comptes consolidés sont appropriés. Autre point d’intérêt, les hauts magistrats font preuve de pragmatisme en acceptant d’étendre les critères de recherche de transactions comparables à des sociétés non financières de secteurs d’activité différents puisqu’une note de crédit vise justement à comparer la situation économique d’entreprises de différents secteurs. Cette approche est d’ailleurs cohérente avec les fiches de l’Administration qui acceptent une certaine souplesse quant aux critères de montant ou de secteur d’activité. On notera enfin que la décision du Conseil d’État vient contredire un arrêt récent de la CAA de Nantes (CAA de Nantes, 10 décembre 2021, n°20NT02243) qui avait rejeté une étude de taux au motif que les sociétés comparables étaient issues de secteurs d’activité différents et les montants des prêts plus élevés.

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]

Benjamin Conort

Benjamin Conort est Senior manager au sein de l’équipe Prix de Transfert de Deloitte Société d’Avocats. Benjamin est, entre autres, spécialisé dans l’analyse des transactions financières. Ses compétences recouvrent la […]