La théorie de l’acte anormal de gestion n’avait jusqu’alors jamais fait l’objet d’une définition au sein même d’un arrêt du Conseil d’Etat.
Depuis son irruption dans les cours administratives françaises au milieu du 20e siècle, ce concept n’a cessé d’être redéfini dans les conclusions de plusieurs éminents rapporteurs publics (anciennement dénommés commissaires du gouvernement). Le commissaire du gouvernement Poussière proposait dès 1965 une des premières définitions de la notion : « vous réputez acte de gestion anormal celui qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise, ou qui prive cette dernière d’une recette, sans que l’acte soit justifié par les intérêts de l’exploitation commerciale » 1.
En 1984, dans ses conclusions relatives à l’arrêt Renfort Service2, le commissaire du gouvernement Racine justifiait l’apparition de cette théorie : « le concept d’acte anormal de gestion est le fruit de l’acclimatation ou de la transplantation en droit fiscal du concept commercial d’acte non conforme à l’intérêt social ». Il renouvelait par là même sa définition : « un acte anormal de gestion est celui qui est accompli dans l’intérêt d’un tiers par rapport à l’entreprise ou qui n’apporte à cette entreprise qu’un intérêt minime hors de proportion avec l’avantage que le tiers peut en retirer ». Cette définition était confirmée huit ans plus tard dans les conclusions du commissaire Fouquet relatives aux arrêts Musel SPB et Brunner3, qui en tirait une conclusion empreinte de bon sens : « la simple circonstance qu’une opération effectuée par une entreprise ou une société comporte un avantage appréciable pour un tiers, ne suffit pas à rendre cette opération anormale ».
Il est intéressant de garder en tête qu’un arrêt de 19904, resté sans suite, avait été considéré comme à l’origine de la théorie du « risque manifestement excessif », selon laquelle des opérations excédant manifestement les risques qu’un dirigeant pouvait être conduit à prendre pour améliorer les résultats de son entreprise devaient être qualifiées d’actes anormaux de gestion. Un temps considérée comme une branche autonome, elle avait finalement été vue comme une simple déclinaison de la théorie de l’acte anormal de gestion. Ce type d’analyse avait connu un regain d’intérêt à partir de 2007, à l’occasion d’une succession d’arrêts5 dans lesquels le raisonnable principe de non-immixtion dans la gestion de l’entreprise dut parfois céder sous le poids de cette encombrante théorie du risque manifestement excessif.
Cette dernière a finalement été abandonnée par le Conseil d’Etat en 2016 seulement, tant pour des raisons d’ordre conceptuel que pour des raisons d’ordre pratique. Afin de parachever cet abandon, il était nécessaire que le Conseil d’Etat procède à une nouvelle définition légale de l’acte anormal de gestion. Cet abandon semble bel et bien confirmé par l’arrêt Croë Suisse rendu en Chambres réunies le 21 décembre dernier par le Conseil d’Etat : pour ce dernier, constitue un acte anormal de gestion uniquement l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt. Désormais, il ne semble ainsi plus question de risque manifestement excessif.
Dans cette affaire, l’Administration avait remis en cause, sur le fondement des dispositions de l’article 244 bis A du Code général des impôts6, le prix de cession (6 millions d’euros) par une société suisse des actions d’une société française à un résident fiscal russe. Elle avait de son côté estimé la valeur vénale de ces titres à plus de 46 millions d’euros, selon la méthode dite de la valeur mathématique consistant à reconstituer l’actif réel et le passif réel de la société. L’Administration avait donc réintégré la différence entre cette valeur et le prix de cession dans le résultat imposable de la société suisse, dont le principal actif était constitué d’un château situé en France.
La Cour administrative d’appel de Versailles avait, par un arrêt du 29 mars 2016, confirmé la position de l’Administration et réformé le jugement du Tribunal administratif de Montreuil.
Devant la Cour, la requérante avait justifié de la valeur vénale des titres cédés en se référant à une transaction équivalente intervenue cinq ans auparavant, portant sur les titres de sa propre société mère. Toutefois, la Cour n’a pas suivi son raisonnement en raison de l’écart temporel entre les deux transactions et du fait que la valeur de la société, ayant pour seul objet la détention de biens immobiliers, avait varié en raison tant des acquisitions et des travaux réalisés que de l’évolution du marché immobilier. La Cour a privilégié la méthode suivie par l’Administration, à savoir l’utilisation de la méthode de la valeur mathématique, dès lors que l’actif de la société était principalement constitué de biens immobiliers et qu’elle ne disposait pas de revenus.
Outre le renouvellement de la définition de l’acte anormal de gestion, le Conseil d’Etat a opéré une clarification bienvenue quant à l’Administration de la preuve du caractère délibéré d’un appauvrissement résultant d’une cession d’actif immobilisé à un prix anormalement bas : « S’agissant de la cession d’un élément d’actif immobilisé, lorsque l’Administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu’elle a retenue et que le contribuable n’apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l’acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que celle‐ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie ».
Elle a toutefois cassé l’arrêt d’appel au motif que l’Administration aurait dû tenir compte de l’illiquidité des titres cédés portant sur un seul actif immobilier et renvoyé l’affaire devant la Cour administrative d’appel de Versailles.
1 CE, 5 janvier 1965, n°62099, conclusions de M. Poussière
2 CE, 27 juillet 1984, n°34588, SA Renfort Service, conclusions de M. Racine
3 CE, 10 juillet 1992, n°110213–110214, Musel SPB et Brunner, conclusions de M. Fouquet
4 CE, 10 octobre 1990, n°83110, Loiseau
5 CE, 30 mai 2007, n°285575, SARL Peronnet et associés ; CE, 22 janvier 2010, n°313868, Sté d’Acquisitions Immobilières ; CE, 27 avril 2011, n°3277664, Société Legeps ; CE, 11 juin 2014, n°363168, Société Fralsen Holding
6 Cet article permet à l’administration d’imposer les plus-values immobilières réalisées à titre occasionnel par des non-résidents, qu’ils soient personnes physiques ou personnes morales.